Pascal Dusapin : Entendre les formes

Le Cycle des 7 formes

Au début des années 1990, Pascal Dusapin imagine une œuvre complexe et longue en sept parties. Ce cycle de Solos pour orchestre, comme il l'appellera jusqu'il y a peu, commencera en 1992 avec Go, pour s'achever en 2008 avec Uncut. La longue période de composition, au rythme de commandes successives d'orchestres, se reflète dans les différentes pièces, qui permettent de suivre l'évolution du style. 

C'est la théorie de la morphogénèse de René Thom qui est à l'origine de l'idée du Cycle, comme elle était déjà à l'origine des 7 Études pour piano. Cette théorie mathématique aux accents philosophiques détermine sept formes. Chacune des sept formes a librement inspiré une des œuvres du cycle. 

À propos de René Thom

Mathématiquement, la théorie des catastrophes consiste à étudier qualitativement la manière dont les solutions de certaines équations différentielles dépendent du nombre de paramètres que ces équations contiennent. Elle a été fondée par le mathématicien René Thom.

Un des résultats les plus célèbres est que, pour moins de six paramètres, il n'y a qu'un nombre fini de formes possibles pour ces solutions, les catastrophes élémentaires.

Il y en a sept pour les équations à quatre paramètres au plus. Ces solutions peuvent être représentées par des surfaces. Elles ont reçu un nom évocateur de leur forme1 : le pli (1), la fronce (2), la queue d'aronde (3), la vague (ombilic hyperbolique, 4), le poil (ou ombilic elliptique, 5), le papillon (6) et le champignon (ombilic parabolique, 7).

Pour cinq paramètres, il y a quatre cas supplémentaires, mais que l'on ne peut représenter facilement. Au-delà, il y a une infinité de cas distincts possibles.

Les équations concernées servent à étudier des systèmes pouvant présenter de brusques variations de comportement – des « catastrophes » – qu'on peut aisément détecter sur les surfaces en question. La théorie a été ainsi appliquée dans de nombreux domaines : géologie, mécanique appliquée, hydrodynamique, optique géométrique, physiologie, biologie, linguistique.

Au-delà, dans son livre Stabilité structurelle et morphogenèse, René Thom développait la thèse selon laquelle les catastrophes élémentaires sont comme les briques d'un jeu de construction permettant de récréer systématiquement les formes apparaissant dans la nature (il parlait de morphogénèse). Poussant l'idée à l'extrême, Erik Christopher Zeeman a tenté d'appliquer, de façon controversée, la théorie des catastrophes aux sciences humaines. Quittant ainsi le milieu fermé des mathématiciens, la théorie a eu un certain retentissement dans le grand public.

La théorie mathématique des catastrophes est un édifice impressionnant, contenant des résultats profonds et difficiles mais les ambitions philosophiques et pragmatiques de Thom et de Zeeman se sont étiolées et ne suscitent plus guère d'intérêt.

Pierre Lecomte

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Pierre Lecomte enseigne la géométire et théorie des algorithmes au département de mathématiques de l'ULg



 

René Thom


Cette théorie de la morphogénèse et les sept modèles de formes2 ont eu sur l'imagination de Pascal Dusapin un impact énorme.

Elle révèle aux fantaisies de l'esprit un univers de ressac et de soubresauts presque tectoniques, presque divergents. À l'image de la fabuleuse poétique que dégage la morphogénèse, j'ai inventé quantité de petits procédés me permettant de retrouver ce que j'entrevoyais des mystères de cette théorie. Un monde, même s'il nous reste inconnu, se projette en nous, irradiant nos affects de mille lumières nouvelles. Puis de nouveaux concepts apparaissent, de nouvelles manières de faire, de construire, de reconstruire. C'est un vertige.
La méthodologie de René Thom a représenté pour moi une véritable petite machine de guerre au sens où Deleuze en parle.
La composition du cycle des sept formes s'est étendue sur 17 ans : de 1992 à 2008.

Go, solo n°1

«Allons-y !» Le titre de cette première œuvre est évocateur. Mais Dusapin en donne une deuxième explication : le jeu chinois de stratégie où il s'agit de construire des territoires en utilisant un matériel extrêmement simple.

Go alterne entre une frénésie rythmique qui confine à la rage et une souplesse mélodique ondoyante, comme si son devenir était animé par deux instincts opposés : l'un tente obstinément de revenir vers l'unisson mélodique initial, l'autre de diviser, scinder et fractionner ce même unisson en d'incessantes arborescences. De la lutte entre ces deux types d'énergie naît la forme du pli. Go est une forme symphonique qui se plisse et se dilate au même instant. À la fin, ces deux principes de vitalité contraires se réunissent et fusionnent.3

Extenso, solo n°2

Dusapin utilise régulièrement  ce verbe ancien ex-tendre parce qu'il contient l'idée de tendre vers l'extérieur.
Dans cette pièce, il aime à comprimer et décomprimer la matière.

La matière est dépliée, puis courbée et repliée par fronces successives jusqu'à la totale transformation de ses caractéristiques originelles. Froncer, c'est lisser en contractant.3


Extenso définit un espace harmonique constitué par des lignes mélodiques qui s'enveloppent d'elles-mêmes en répétant leurs identités. Progressivement, cette matière va se renverser et se courber jusqu'à la position verticale.

Apex, solo n°3

Apex signifie pointe en latin.
Cette pièce est constituée sur la forme de la queue d'aronde, une technique d'assemblage de menuisier, sans clou ni vis. Dusapin joue ici sur des «plis telluriques», des convulsions.

Au début, l'orchestre apparaît comme engourdi. Il est écrasé, tassé par des masses harmoniques sombres qui offrent à l'auditeur la sensation de purs volumes de timbres mêlés à la clarté d'accords plus définis. La matière se conforme par ajustages progressifs sur des ligatures nettement tracées. Masses, blocs, volumes, incarnés par des harmonies franches et presque visibles, parcourent le devenir de cette partition.3 

La matière de l'orchestre semble à certains points de son flux, se rebeller et se contraindre d'elle-même, jusqu'à progressivement s'éteindre.

 

Clam, solo n°4

Préposition latine, qui signifie «en cachette de».
Cette pièce utilise la forme du papillon, le cloquage.

Pour cette forme, j'ai procédé par exfoliation ou plus exactement par cloquage, qui est un terme utilisé par les peintres. Il signifie la perte d'adhérence localisée entraînant le soulèvement du film de peinture sous la forme d'une cloque ou bulle. Pour le supprimer, il faut gratter toutes les parties qui n'adhèrent plus au support et reboucher avec un enduit avant de repeindre (...) Au début, la matière musicale se détache de sa surface harmonique telle une bulle. Un tissu d'harmoniques naturelles de cordes, aérien et éthéré, surligné par quelques accents de flûtes, esquisse un espace en suspension sur la sonorité sourde des cors bouchés (...) Cet espace est soumis à différents façonnages et variations comme le décollement et le recouvrement.

 

Exeo, solo n°5

Dédicacé à la mémoire de Iannis Xenakis, Exeo signifie «je m'en vais».
C'est la forme du crêt de la vague, l'ombilic hyperbolique, qui est ici utilisée.

Avec Exeo, je me suis intéressé à recréer avec des moyens différents, et plus de dix ans après, le projet formel de Go. Mais au lieu de mettre face à face deux énergies antonymes, j'ai choisi de placer dialogiquement deux affects afférents à la perception des hauteurs harmoniques. Je m'intéressais à la perte ou, plus exactement, à comment traduire la sensation de la perte d'équilibre sonore. Avec Exeo, je désirais produire une musique animée par une force tellurique, oscillant entre le stable et l'instable (...) L’oreille se perd quelques minutes en plongeant au fond du creux de la vague pour retrouver plus tard un point d'aplomb3.

 

Reverso, solo n°6

Dédicacé au chef Simon Rattle et ses «Berliner», qui ont créé la pièce en juillet 2007.
Reverso signifie «je me retourne». Quand on change son angle de vue, la perception que l'on a se modifie, la forme se déforme.

La forme de Reverso s’est déployée par repliages, dépliages et pliages successifs et persistants de la mélodie que l’on entend paisiblement jouée par les cordes au début du mouvement 2 de la pièce. Cette ligne calme et sombre à la fois est progressivement engloutie par des flux aux vitesses et aux couleurs variées, tous animés de dynamismes singuliers. 3

Dans le solo n°6 on a l'impression à la première écoute qu'il y a une grande immobilité. Mais en réalité, les pages sont noires de notes, et il y a une très grande activité. Le sentiment que donnent certains passages de cette pièce est que, tout à coup, quelque chose voudrait s'arrêter... presque revenir en arrière. Ce n'est pas pour rien que la pièce s'appelle Reverso...4

 

Uncut, solo n°7

«Non coupé, non terminé». Il s'agissait de terminer le cycle sans qu'il y ait réllement de fin. Rien ne se termine jamais. 

Uncut va éjecter l'intégralité des sources sur lesquelles s'était fondé le cycle entier. Comme dans la technique de variation, tous les motifs musicaux sont rassemblés sous d'autres agencements, puis compactés et rendus méconnaissables (...) Uncut est une pièce courte et intense, traitée d’un seul bloc et qui conclut férocement. Avec elle, la forme du  Cycle des 7 formes se clôt et se découvre :
la fin est nette, mais tout peut continuer….
3

 


 

1  Le pli : destruction d'un attracteur ; capture par un attracteur de potentiel moindre.
La fronce : Bifurcation d'un attracteur en deux attracteurs disjoints.
La queue-d'aronde : une surface se creuse en un sillon dont le fond est le bord d'une onde de choc.
Le papillon : cloquage d'une onde de choc à bord libre.
L'ombilic hyperbolique : singularité présentée par le crêt d'une vague sur le point de déferler.
L'ombilique elliptique : singularité se présentant comme l'extrémité d'un piquant, sorte de pyramide effilée à base triangulaire.
L'ombilic parabolique : transition ente ombilic hyperbolique et elliptique ; il se manifeste sous la forme en champignon fréquemment présentée par un jeu qui se brise.
 
2 Go (1992)  : Commande du Festival d’Évian pour l’Orchestre Symphonique de la Juilliard School de New York.
Extenso (1993-1994) : Commande de l'Orchestre national de Lyon
Apex (1995) : Commande de l'Orchestre national de Lyon
Clam (1998) : Commande de l'Orchestre National du Capitole de Toulouse.
Exeo (2002) : Commande de Radiodiffusion Bavaroise, Musica Viva (Munich) et Radio France.
Reverso (2005-2006) : Commande du Berliner Philharmoniker et du Festival d’Aix-en-Provence 2007.
Uncut (2007-2008) : Commande de la Cité de la musique, du MC2 de Grenoble, du Philharmonie d’Essen, de l'Orchestre Philharmonique de Liège Wallonie-Bruxelles et d'Ars Musica Bruxelles.
 
3 Pascal Dusapin, dans le livret consacré au Domaine privé Pascal Dusapin, Cité de la Musique, Avril 2008. 
4  Entretien avec  Antoine Gindt. Domaine Privé Pascal Dusapin. Cité de la Musique,  Avril 2008

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