La friteuse frit toujours deux fois

Dans Petites mythologies belges, Jean-Marie Klinkenberg décode, non sans ironie, les symptômes d'une culture qui existe dans notre pays, malgré tout, depuis cent septante-cinq ans.


 

mytho belges

Les Belges sont en vacances. Les « nafteurs » - approximation sonore pour le belgicisme avéré qu'est « navetteur » - ont regagné la périphérie, étant entendu qu'un « nafteur » n'existe que dans le mouvement qui le conduit quotidiennement vers le centre - entendez : la Capitale - et retour. Beaucoup d'entre eux iront cet été manger une tomate-crevettes « à la Côte », avant un tour « en cuistax » avec les enfants ou une promenade sur « la digue » (nous en avons 60 km, au bâti quasiment identique). Comme chaque année à cette époque, entre deux changements d'équipage, le gouvernement travaille jusqu'aux petits matins blêmes dans l'un ou l'autre château pour boucler un « conclave budgétaire » longuement négocié « en kern » autour d'un « compromis raisonnable ».

 

 

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Quarante ans après une victoire « historique » d'Eddy Merckx au Tour de France, le pays s'apprête à rallumer le feu, avec toute la persuasion de Jean-Philippe Smet lors de ses concerts d'adieux, et dans la foulée tout aussi historique du premier pas de l'homme sur la Lune : Armstrong (Neil, pas Lance) vaut presque Eddy. Le 21 juillet, les Belges guetteront la « drache » nationale du défilé militaire et le Roi prononcera un discours, avec quelque allusion subtile, incidemment glissée vers les hommes politiques du Nord comme du Sud (et vice-versa), avant de gagner l'autre Sud, celui de la France, et son nouveau yacht.

 

 

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Tous les Belges sont en vacances. Tous ? Non. Car tel ce petit Gaulois bravant crânement les envahisseurs romains, un sémioticien est encore au travail. Jean-Marie Klinkenberg vient de donner une édition largement augmentée, et actualisée également, de ses Petites mythologies belges, initialement parues chez Labor en 2003. Alors on l'imagine, lui aussi, à la Côte, les pieds foulant certes le sable humide, mais le crayon et le carnet en mains, l'œil et les oreilles aux aguets, prêt à saisir les signes au passage et à s'inspirer de l'air de la mer, cette « pourvoyeuse d'iode et de bruits, (cet) espace indéfini qui rend solides les frontières du petit royaume : ici la mer, là-bas les terres ». A la mer, en effet, la Belgique dément toute possibilité d'éclatement, et assure son existence sans querelles linguistiques ni clivages communautaires : « Miraculeusement, et parce que les vacances élaborent un monde réputé sans fracture, tout affrontement semble suspendu. Pour deux mois seulement, sans doute », note Jean-Marie Klinkenberg. Et comme à chaque fois, on se dit intérieurement, avec l'auteur : jusqu'à quand ? « Pays inexistant avant-hier, hier unitaire, fédéral aujourd'hui, qui sait la forme inédite sous laquelle la Belgique vivra demain ? Déjà, elle s'est sensiblement dissipée. »

 

Une culture en « opposition structurante »

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Il est donc question ici de gastronomie populaire et de cuisine intérieure, de chocolats (Jacques et Côte d'Or), de moules et de frites (que l'on cuit toujours deux fois avant de servir, au Nord comme au Sud), de gueuzes et de Rodenbach. De cycles et de ballon rond, de champions (Jacky, Eddy, Jean-Marie) et de championnes (Justine et Kim, ou l'inverse ?), d'écrivains belges, flamands de culture francophone (Maeterlinck, Rodenbach, Verhaeren) ou d'écrivains francophones ne désirant être ni flamands, ni belges (Michaux, Detrez). Dans un mouvement toujours complexe de distance et de reconnaissance - tout dépend du point de vue et de l'époque où l'on se place, en Belgique comme à Paris - d'autres seront, dans leur simplicité, plus exotiques encore, et toujours ailleurs : Julos Beaucarne et Jean-Pierre Verheggen en Wallonie, Christian Dotremont à Tervuren, le Liégeois Simenon dans une petite maison rose de Lausanne et François Weyergans à l'Académie (française).

 

Jean-Marie Klinkenberg, « Petites mythologies belges », Les Impressions nouvelles, 176 p.
 

Et avec tout ça, que faire du Standard et d'Anderlecht ? Jean-Marie Klinkenberg a beau nous dire qu'on est, là comme ailleurs, selon les structuralistes, face à une « opposition structurante » et qu'une paire contrastée est un modèle qui vous permet de mieux comprendre l'univers, on préfère sa définition à lui : « Anderlecht n'est qu'élégance. Son joueur pose le regard sur le ballon, évalue la situation, et agit avec retenue. Le Standard est roufe-tot-djus. Son joueur se bat avec la balle, mord sur sa chique, et fonce. » Eh oui, encore un secret de la culture belge. Mais on ne peut qu'être d'accord avec l'auteur : « Aider à penser le mythe n'est toutefois pas interdire d'y prendre du plaisir. » Et avec un livre comme celui-là, les vacances commencent bien.

Alain Delaunois
Juillet 2009

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Président de l'Association internationale de sémiotique, et membre du « Groupe MU », Jean-Marie Klinkenberg enseigne les sciences du langage au Département de Philosophie et Lettres.

 

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Alain Delaunois est journaliste à la RTBF et enseigne la pratique de la critique culturelle au Département Arts et Sciences de la Communication.

 


 
 
Photos © Jim Sumkay ( No Comment)