Au bout du bout du monde
SAGGA
Le poète Vincent Tholomé n'a, semble-t-il, peur de rien. Ses textes sont à la fois audacieux et directs, violents et ciselés, roboratifs et expérimentaux. Le livre qu'il a fait paraître récemment chez un éditeur de Reims porte un nom imprononçable - Kirkjubaejarklaustur - qui désigne une bourgade du bout du monde - en Islande si l'on en croit l'illustration de couverture. Et ce titre inhabituel est à l'image du texte, tout à fait improbable et inclassable, qu'il désigne mystérieusement.

Première audace : il s'agit d'un récit. Or, la poésie, depuis Victor Hugo, a pris l'habitude de laisser la narration à d'autres genres, notamment et surtout au roman. Tholomé semble n'en avoir cure et il a raison.

Seconde originalité : l'écriture est particulièrement hachée. Le texte ne contient aucune virgule. Toutes les pauses sont en effet marquées par des points, de sorte que se succèdent au fil des pages des dizaines de phrases très courtes, qui se limitent parfois à « Parce que. » Ou à « Elle. » À cette particularité s'ajoutent de nombreuses répétitions, des espèces de piétinements de l'écriture. Ceux-ci concernent en particulier les noms propres des personnages, Tholomé s'amusant à leur attribuer à tous les mêmes prénoms, puis à lever l'ambiguïté en dotant chacun d'un attribut. Le narrateur s'en explique (pp. 19-20) :

Je pense que. Peut-être. Tu te demandes pourquoi ici. Bout du monde. Tous les garçons. Et toutes les filles. Dans voiture grande. S'appellent Sven. Je pense que. Si je ne te dis pas. Ici. Maintenant. Pourquoi. Et comment. Tous les garçons. Et toutes les filles. Dans la voiture. S'appellent Sven. Tu serais capable. Toi. De rester là. Pas vrai ? N'ayant pas la patience d'attendre. Que tout. Toute cette affaire. S'éclaircisse. [...]
Et je te dis.
Qu'ici.
On est au bout du monde. Et tous les habitants. Tous les Gunnar. Bardr. Birgit. Thora. Du bout du monde. Appellent. Sven. Tous les garçons. Toutes les filles. Venant d'ailleurs. D'un autre bout du monde.

Le rythme produit par ces phrases courtes et ces répétitions est à la fois oppressant et envoûtant, original et faussement naïf. Il étonne d'abord. Et si, après quelques pages, il s'avère certes un peu fatigant dans sa systématicité, il dégage dans un troisième temps une force étonnante.

Enfin, ajoutons que Tholomé se plaît, au cours de ce récit étrange, à réinventer la narration. Le narrateur, comme dans le passage cité, s'adresse souvent au lecteur et lui demande son aval. Parfois, le lecteur lui répond. Cependant, au gré des paragraphes, le narrateur change d'identité, mine de rien. D'abord extérieur au récit, il s'identifie ensuite à un premier personnage, puis à un second, puis à des oiseaux, tant et si bien qu'on s'y perd et que le narrateur ne sait plus lui-même quelle est son identité : « C'est qui nous ? », se demande-t-il (p. 79). Et le lecteur a dès lors le droit de le mettre en doute : « Hé. Mais. Comment tu sais ça ? Comment tu sais qu'il pense ça ? » (p. 92)

Amateurs d'expérience de lecture hors du commun, ce livre est pour vous.


Vincent THOLOMÉ, Kirkjubaejarklaustur. Sag ga, Reims, Éditions Le clou dans le fer, 2009, 150 p., 16 €

 

Laurent Demoulin
Juillet 2009

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Laurent Demoulin est docteur en Philosophie et lettres. Ses recherches portent sur le roman contemporain belge et français, ainsi que sur la poésie du XXe siècle.