Littérature, jazz et politique : mélangez et servez généreusement

Voilà un événement qui témoigne de la vigueur, autant que de la rigueur, des initiatives culturelles liégeoises. Fruit d'une collaboration entre plusieurs partenaires plus ou moins institutionnels, parmi lesquels, au premier rang, la librairie Livre aux trésors et la Maison du jazz de Liège, la rencontre « Littérature, jazz et politique » vivait sa deuxième édition ce 4 juin dernier. Elle est bien partie pour s'installer durablement, on l'espère, dans les agendas culturels.

inculte

Le principe est à la fois simple et insolite : réunir en un même lieu - particulièrement agréable les premières soirées d'été : la Maison de l'environnement - un public d'amateurs de littérature et un public d'amateurs de jazz, en laissant les intérêts se mêler librement, en trois temps.

La soirée commence avec la projection d'un document réalisé spécialement pour l'occasion par la Maison du jazz, à partir d'archives de concert et d'interviews. Cette année, « Les femmes et le jazz » proposait de démonter quelques stéréotypes sur l'ancrage prétendument masculin de cette musique. Le jazz se veut plutôt, et avant tout, une mise en question de toutes les conventions admises, qu'elles soient musicales, sociales ou sexuelles. Loin du cliché d'une féminité jazzy, la jazz-woman de toutes les époques est plus que jamais d'actualité, dans une société où le partage des rôles sexués est en permanente redéfinition.

C'est précisément cette problématique des genres qui a principalement animé le deuxième temps de la soirée, dans un débat à cinq voix entre trois écrivains, un libraire (Olivier Verschueren, du « Livre aux trésors ») et une philosophe (Florence Caeymaex, de l'ULg). Groupés un temps autour du collectif Inculte, François Bégaudeau, Joy Sorman et Maylis de Kerangal participent à la recherche qui anime actuellement le champ romanesque français. Chacun à sa manière, ils explorent de nouveaux rapports entre le réel et la fiction et tentent de définir, ni plus ni moins, une nouvelle politique de la littérature. Celle-ci se voudrait « égalitaire », dans la mesure où elle laisserait la place aux vécus et aux langages de toutes les strates de la population d'une société comme celle de la France contemporaine, sans chercher à hiérarchiser ni les registres stylistiques, ni les parcours des personnages. Sans chercher non plus à coller au réel, comme s'il pouvait tout dire par lui-même, mais en ménageant des échappées fantasmatiques à partir des quotidiens les plus triviaux, en l'apparence.

Dans Gros œuvre (Gallimard), Joy Sorman scrute « l'habiter » sous toutes ses formes, et se découvre une curieuse fascination pour les différentes sortes de béton et pour la langue de la maçonnerie en général. Après le succès international de Entre les murs (Verticales), dont l'adaptation cinématographique par Laurent Cantet a obtenu la Palme d'or à Cannes en 2008, François Bégaudeau s'en va Vers la douceur (Verticales), une chronique parisienne des aléas affectifs de trentenaires un peu perdus. Enfin, Maylis de Kerangal choisit la jeunesse marseillaise et ses inlassables plongeons du haut de la Corniche Kennedy (Verticales) pour livrer une réflexion sur le corps adolescent et les risques auxquels il s'expose.

Ces littératures égalitaires sont nourries d'importantes réflexions théoriques. Jacques Rancière, Gilles Deleuze, Judith Butler sont quelques-unes des références de ces auteurs, qui explicitent leur projet d'écriture en convoquant les concepts de « partage du sensible », « trouble dans le genre » ou « devenir-femme ». C'est sans doute là un virage important pris par la littérature française d'aujourd'hui, longtemps restée en retrait des débats intellectuels du temps, alors même que les littératures anglo-saxonnes se trouvaient très synchronisées avec les problématiques les plus explicitement politiques.

En écho au documentaire du début de soirée, un concert très politique, lui aussi, vient boucler la rencontre. Un trio d'artistes liégeois plante d'abord un décor ouvertement surréaliste et expressionniste (saxo, voix et jonglerie se répondent en impulsions et frôlements), pour ensuite laisser la place à Joëlle Léandre, contrebassiste, chanteuse et improvisatrice de très haut vol. Très proche de son public, l'artiste s'engage dans un corps à corps avec son instrument. Une technique époustouflante lui permet toutes les libertés, mélodiques, rythmiques, physiques même. Toujours sur le fil, Léandre bouscule littéralement la conception aristocratique de la musique, pour lui rendre ses vertus les plus libératoires. Égalitaire, aussi : très loin de l'hermétisme, le concert s'est voulu accessible à tous ceux qui acceptent de se perdre un peu.

Gageons que le succès (salle archi-comble) de cet événement (gratuit, il faut le souligner) augure une longue série d'autres rencontres, dont l'heureuse hybridité n'enlève rien à la profonde cohérence.

François Provenzano
Juillet 2009

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François Provenzano est chargé de recherche F.R.S.-FNRS au service de Sémiotique et rhétorique de l'ULg.