Around Robert Wyatt

Quoi qu'il en soit, les adaptations de l'ONJ sont infiniment plus gratifiantes que celles d'Evans, sans parler du récent et très décevant Melody Gainsbourg d'Andy Sheppard. En réalité, ce disque recèle quelques excellentes surprises qui, à elles seules, justifient une écoute plus attentive et généreuse que celle que je viens de livrer. Tout d'abord, il faut être reconnaissant aux membres de l'ONJ de nous épargner l'insupportable état d'esprit « encanaillé » des jazzmen et musiciens classiques qui s'attaquent à la musique pop-rock. Il convient de préciser que les dix musiciens d'Yvinec sont issus de la jeune génération de jazzmen français ayant subi l'influence de l'électro-jazz et dont la grande majorité maîtrise autant les effets électroniques et autres « sound objects » que leurs premiers instruments. Malgré leur jeune âge, ces jeunes gens ont déjà croisé la route de Louis Sclavis, Vincent Courtois, Glenn Ferris, Elise Caron (tiens, pourquoi n'est-elle pas présente sur ce disque ?), Charlier-Sourisse, et Marc Ducret, ce qui est en soi un gage de qualité et d'ouverture.

En tant que directeur artistique, Yvinec a également fait preuve d'audace en optant pour des morceaux qui, à trois ou quatre exceptions près, ne sont pas les plus connus du répertoire de Wyatt. Situés entre Claude Debussy, Gil Evans, Steve Reich, Carla Bley et Aphex Twin, les arrangements d'Alifib, Vandalusia, P.L.A., Gegenstand et Rangers in the Night sont d'indéniables réussites. C'est dans ces trois derniers titres - qui se voient malheureusement relégués aux marges de la première édition limitée du disque en tant que bonus tracks - que l'ONJ « se lâche » véritablement et réussit à contourner les pièges évoqués plus haut. C'est aussi dans ces pièces qu'Artaud et Yvinec ménagent des parenthèses astucieuses qui s'écartent de la traditionnelle formule « intro-theme-solo(s)-reprise-coda », n'hésitant pas à la faire exploser, comme dans Rangers in the Night, un des fleurons de ce CD dont on se demande encore une fois pourquoi il a été intégré au bonus disc (c'est aussi le cas du splendide P.L.A., porté par la magnifique voix de la chanteuse malienne Rokia Traoré, et qui aurait pu ouvrir dignement l'album).

Le choix et l'agencement des titres interpelle autant que celui des chanteurs et chanteuses invités aux côtés de Wyatt lui-même (présent sur cinq titres) : le fait que la moitié des compositions sélectionnées soit signée par d'autres compositeurs témoigne de l'importance capitale de la carrière « parallèle » menée par Wyatt en tant qu'interprète d'artistes tantôt célèbres, tantôt confidentiels. Constituer un tel florilège « autour » de Wyatt revient à reconnaître l'importance des multiples collaborations d'un artiste qui, pour citer Francis Ponge, « n'a pas son centre de gravité en lui même » et pratique l'art de la reprise avec autant de bonheur que celui de la composition. Construire un hommage à Wyatt en passant par Te Recuerdo Amanda de Victor Jara et Shipbuilding d'Elvis Costello c'est un peu comme si on voulait honorer Chet Baker en jouant My Funny Valentine ou encore John Coltrane en interprétant My Favorite Things, et c'est très bien.

En parcourant la liste des chanteurs et chanteuses invité(e)s de l'ONJ, on ne peut que s'interroger sur l'absence de John Greaves - résidant en France depuis de nombreuses années et co-auteur, avec Peter Blegvad, des somptueux Kew Rhône, Gegenstand et The Song3 - de Karen Mantler ou encore de Julie Tippetts qui, à ce jour, est la seule chanteuse a avoir réussi à faire oublier l'original l'espace de quelques minutes, en interprétant les désormais classiques Sea Song et Muddy Mouth dans le cadre des Soupsongs d'Annie Whitehead.4 Malgré quelques erreurs de casting (Daniel Darc en Gainsbourg-Baker hybride poussif et maladroit sur O Caroline et Arno beuglant un Captain Beefheart hors-sujet dans Just As You Are) les voix de femmes qui émaillent ce disque sauvent la mise par leur finesse, leur flexibilité et leur détermination à se détacher de leurs personnalités et de leurs styles propres pour mettre leur talent au service des paroles et de la musique qui leur ont été confiées, tout simplement. Au rayon des bonnes surprises, on retrouve Camille et Yael Naïm (rayonnantes de justesse et de sobriété sur Alliance et Shipbuilding, respectivement), la précitée Rokia Traoré (magnifique improvisatrice sur Alifib et nous offrant un P.L.A. plus hypnotique que jamais) et Irène Jacob, dont la voix fluide et frêle se fait pure émotion sur Del Mondo. Enfin, dans le livret on apprend, avec une grande tristesse - celle des grandes occasions manquées - que ce disque est dédié au très regretté Alain Bashung, qui devait interpréter Sea Song et s'y était essayé peu avant son décès.

Michel Delville
Juin 2009

 

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Michel Delville enseigne la littérature comparée et la littérature américaine à l'ULg. Il est également musicien, fondateur, entre autres, du collectif electro-jazz The Wrong Object.

 

Liens utiles

http://www.onj.org/fr/programmes/i8-around-robert-wyatt

http://www.mooveon.net/video_98124458324222

 


 

3 Ce dernier se distingue de la version originale par le manque total d'effets sur la voix de Wyatt, qui se révèle plus éthérée et plus juste que jamais.
4 Soupsongs. Voiceprint/Jazzprint, 2000

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