Robert Wyatt : Les voies d'une voix

Un artiste sincère

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Depuis l'époque Soft Machine, et pour avoir participé à la période mythique de ce groupe novateur, Robert Wyatt jouit d'une aura considérable dans le milieu musical et parmi les amateurs de rock progressif.

Le batteur qu'il fut jusqu'en 1973 est souvent décrit comme « imaginatif » : son jeu est libre, lyrique, inventif, polyrythmique ; sous ses baguettes, la batterie devient un instrument à part entière (c'est particulièrement sensible sur les deux premiers albums du groupe), qui marque le rythme avec une légèreté scintillante, et dont souvent les lignes quasi mélodiques visent davantage à dialoguer avec les autres instruments - une batterie qui chante. (À partir de 1974, contraint à ne plus disposer que de ses bras, il pratiquera encore les percussions, au son forcément plus clair et d'un style simplifié, mais il se tournera de plus en plus souvent vers le piano et les claviers.)

C'est à sa voix que de Robert Wyatt doit une grande part de son renom, tant auprès des musiciens qui feront appel à lui durant quarante ans (depuis 1969) qu'auprès d'un public de fans littéralement conquis à ses séductions. On peut multiplier à l'infini les adjectifs pour la qualifier : cristalline, lumineuse, douce, fragile, intense, souple, plaintive, mais aussi sombre, poignante - humaine. Elle paraît ténue, mais se révèle extrêmement riche : elle peut alterner l'aigu et le grave, la plus grande justesse avec une imprécision expressive et totalement volontaire. Wyatt peut aussi bien chanter les mélodies les plus simples ou se servir de sa voix comme d'un pur instrument, en scat ou par d'autres techniques.

Cette voix est particulièrement suggestive et belle lorsque par de multiples enregistrements superposés il en vient à s'accompagner lui-même, à faire dialoguer sa propre voix avec elle-même - technique qu'il emploiera avec bonheur dès le premier morceau du premier album de Soft Machine, et dans tous ses travaux solos jusqu'à aujourd'hui.

Ses compositions sont l'autre grande facette de son talent à laquelle s'attachent ses admirateurs. De ses expériences en groupes, il a tiré une écriture et un style qui, puisant leurs racines dans le jazz, ne peuvent se réduire à celui-ci, et certainement pas davantage à la simple musique rock. On le voit avec son album-phare, Rock Bottom, qu'il publie en 1974, un an après son accident, et qui lui a valu une reconnaissance unanime (prix de l'académie Charles-Cros). Il contient certaines de ses plus belles compositions, qui mêlent les ingrédients les plus marquants de sa manière : mélodies simples ou longs enchaînements, improvisations collectives, atmosphères construites, minimalisme ou foisonnement des arrangements, voix sûre ou volontairement fausse - toutes marques que l'on retrouve dans son œuvre ultérieure, même si elle s'enregistre de plus en plus en solitaire, avec l'accompagnement occasionnel de partenaires fidèles (Hugh Hopper, Annie Whitehead).

Ses origines le laissent prévoir : Wyatt est empreint d'un humour assez britannique, qui émaille sa musique, ses paroles ou les titres de ses compositions. Deux exemples : sur le très pataphysique deuxième album de Soft Machine, il chante l'alphabet en anglais, à l'endroit puis à l'envers. Son premier album solo (1970), collection d'expérimentations vocales et instrumentales, s'intitule The End of an Ear... mais, même plus ou moins renié par son auteur, il reste audible !

Autre exemple : sur la pochette de l'album de son retour après les années 70 (Nothing Can Stop Us, 1982), on trouve cette précision en forme de revendication artistique : « Vous pouvez relever quelques faiblesses techniques dans certaines de mes prestations - un rythme hésitant ici, une note peu sûre là - elles sont évidemment entièrement délibérées et reproduites comme témoignage de ma sincérité presque maladive. »

Enfin il importe de signaler l'engagement politique de Robert Wyatt, radicalement situé à gauche, qui l'a un temps affilié au Parti communiste et qui l'amène à se mobiliser, via les paroles de ses chansons, pour les causes les plus notoires ou les plus oubliées, comme, par exemple, la Palestine (« Dondestan » sur Dondestan) ou le Timor oriental (« East Timor » sur Old Rottenhat). Lorsqu'il reprend une chanson, c'est généralement en raison de sa portée politique ou humanitaire ; parmi ses plus belles reprises, on citera « Biko » de Peter Gabriel ; « Strange Fruit » (Billie Holiday), « Caimanera/Guantenamera », « Te Recuerdo Amanda », « Hasta Siempre Comandante ». Marquante fut son interprétation du « Shipbuilding » d'Elvis Costello, contre la guerre des Malouines. Il a aussi collaboré au dernier album de David Gilmour (On an Island (2006), qui avait participé à Cuckooland en 2003.

Robert Wyatt est une figure pour de nombreux musiciens. Il a tissé dès les années 60 un large réseau de connaissances et de connexions, dans les milieux musicaux les plus divers. Les qualités de sa voix font de lui un chanteur recherché, dont les collaborations sont innombrables. Relevons notamment ses participations à plusieurs productions de Michael Mantler (The Hapless Child, 1976, où il chante les textes cruels ou inquiétants d'Edward Gorey ; Silence, 1977, d'après Harold Pinter) et de Carla Bley (Nick Mason's Fictitious Sports, 1981) ; son interprétation de deux compositions pour voix de John Cage, sous l'égide de Brian Eno (1976) ; sa participation vocale à la musique du Peuple migrateur (2001) par Bruno Coulais (ainsi qu'à son Stabat mater, 2005). Il a aussi collaboré au dernier album de David Gilmour, le leader de Pink Floyd (On an Island, 2006), qui avait joué sur un morceau de Cuckooland en 2003.

C'est un seul et même parcours à travers les genres musicaux, du rock au jazz et ailleurs, qui aura mené ce musicien atypique et génial du jeune chien fou des années 60 au sage tranquille des année 90 et 2000.

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