Culture, le magazine culturel en ligne de l'Universit� de Li�ge


Pensées et mouvements : les personnages d’animation selon Pixar

17 juillet 2012
Pensées et mouvements : les personnages d’animation selon Pixar

Alors que la promo de Rebelle, le nouveau film de Pixar, se fait de plus en plus présente sur la toile (sortie cet été), nous avons interrogé Dick Tomasovic sur ce qui fait la force du seul studio d’animation au monde parvenu à égaler Disney sur son propre terrain. 

Si les studios de l’oncle Walt ont pu s’imposer sur plusieurs générations comme les maîtres absolus de l’animation traditionnelle pour enfants, force est de constater que depuis l’avènement de l’animation informatique, Pixar a réussi à se placer tout aussi haut en termes de reconnaissance, de succès critiques et publics et d’innovations techniques récurrentes. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, en 2006, Disney a déboursé la bagatelle de 7,6 milliards de dollars pour acheter le studio co-fondé par John Lasseter (devenu aujourd’hui le directeur artistique du studio). On ne reviendra pas sur l’historique tumultueux de Pixar, déchiré un temps entre les yeux doux de Disney et le génie visionnaire de Steve Jobs : plusieurs articles, depuis la mort du fondateur d’Apple, ont fleuri et sont encore largement consultables. D’autant que les travaux de Dick Tomasovic n’abordent pas tant l’aspect économique du studio que le questionnement du mouvement en animation informatique à la fois dans les longs métrages du studio mais aussi – et surtout – dans les courts métrages, véritables laboratoires d’expérimentations de Lasseter et son équipe qui ont permis, le temps faisant, de prendre certaines distances avec l’animation selon Disney.

Logiques de la translation

Dick Tomasovic souligne une différence fondamentale entre l’animation traditionnelle et l’animation numérique, dès leurs créations respectives : tandis que la première repose sur une logique de métamorphose, la seconde repose sur un principe de translation. « Le traitement image par image  invite la métamorphose non seulement comme figure régulière mais également comme processus de base (puisqu’on modifie, entre chaque déclic de caméra, la figure filmée). L’animation informatique n’est pas obligée de faire ce travail. Elle peut cependant le faire, et d’ailleurs certaines techniques ont été élaborées dans ce sens et sont parfois allées très loin dans le domaine1, notamment une technique appelée le morphing. À côté de ça, il y a aussi tout un travail de report spatial qui passe par la translation, c’est-à-dire l’idée de mettre des coordonnées à des objets et de modifier ces coordonnées pour faire bouger cet objet. Certes, il y a une modification de l’espace mais le processus n’est pas tellement celui de la métamorphose que celui de la translation, c’est un glissement dans l’espace » explique Tomasovic.

Cette logique de translation n’est pas sans conséquences. D’une part, comme l’explique l’auteur, il y a là une véritable rupture avec l’animation traditionnelle d’un point de vue technique mais plus largement d’un point de vue historique : d’Émile Cohl à Disney, en passant par Alexandre Alexeïeff et Norman McLaren, toute l’animation « dessinée » a reposé sur cette question de métamorphose affirmée. D’autre part, cette même logique amène Dick Tomasovic à formuler cette expression : « L’art du pixel est celui du mouvement fantôme. Cette phrase a plusieurs résonances : d’abord c’est l’idée que dans toute animation, le mouvement est un faux semblant, créé et non reproduit, mais le pixel en plus est quelque chose qui n’existe que virtuellement, ce n’est qu’un calcul à la base. Enfin, ce point qui apparaît sur des coordonnées, qui a pour but de subir des translations, ne laisse finalement derrière lui que des traces. Tous les films de Pixar sont par ailleurs liés à cette question de la disparition et du deuil, que ce soit d’un être, d’un objet, d’un sentiment, de son enfance, etc. » Ce que Dick Tomasovic résume par « la croyance en la présence de l’absence, soit une véritable fantasmagorie ».

Existence virtuelle, absence, trace. Extrait du making of de Toy Story 2Existence virtuelle, absence, trace. Extrait du making of de Toy Story 2

 

De la fixité dans le mouvement

Si Pixar a su prendre ses distances techniques avec tout un passé de l’animation, il n’en est rien dans sa construction narrative et dans la création de ses personnages. Toutefois, c’est du côté du cartoon classique américain qu’il faut chercher l’influence plutôt que chez Disney, non seulement dans le design des personnages mais aussi – et surtout – dans l’art de la fixité dans le mouvement.

Dès le départ, Walt Disney a montré un intérêt fondamental pour la danse, qu’il a insufflé dans ses productions très rapidement. Il suffit de revoir la première des Silly Symphonies pour s’en convaincre : ne s’agit-il pas de la bien nommée Danse macabre ? L’importance de la musique chez Disney est telle que chaque classique comporte des moments musicaux, devenus pour la plupart célèbres, ponctués par une série de chorégraphies diverses. Une séquence de fête dans Blanche-Neige et les sept nains dure ainsi à elle seule plusieurs minutes, n’apportant rien au récit si ce n’est le plaisir du mouvement des personnages en rythme. Pour Walt Disney, l’animation est le mouvement, et le mouvement est la danse2. Cette association d’animation et de mouvement se retrouve également chez Pixar, mais avec une autre optique légèrement différente. « La fixité est un élément phare dans l’œuvre de Pixar, mais de manière précise. On sait l’importance qu’accorde Lasseter au mouvement : pour lui, sans mouvement, le personnage est mort… sauf quand c’est installé dans un jeu ! Et ces moments de suspension, cela permet d’interpeller le spectateur. » Prenons un exemple concret : inlassablement, Coyote pourchasse de cartoon en cartoon ce diable de Bip-Bip, lequel prend un malin plaisir à le diriger de manière régulière au-dessus d’une falaise. Tout le monde connaît cette image de Coyote, se rendant compte de sa situation, rester un temps en suspension avant de tomber. C’est le ressort comique propre à Chuck Jones, inspiré par le système de gag à retardement expérimenté par Buster Keaton quelques années auparavant. Cette fixité, que l’on appellera plutôt un état de suspension, voire de flottement (fantomatique ?) se retrouve dans bon nombre de Pixar : c’est Rémy surpris dans Ratatouille, c’est Buzz l’éclair de Toy Story ayant l’illusion de voler alors qu’il plane, mais c’est aussi Knick Knack essayant de s’évader dans un des plus célèbres courts métrages du studio, ou dans l’oscarisé For the birds qui présente une esthétique très frontale de l’action du film.

Gee Whiz-z-z-z-z-z-z-z de Chuck Jones

Gee Whiz-z-z-z-z-z-z-z de Chuck Jones 
Ratatouille de Brad Bird
Ratatouille de Brad Bird

Knick Knack de John Lasseter

Knick Knack de John Lasseter

For the birds de Ralph Eggleston

For the birds de Ralph Egglesto

Et c’est là que se dessine une des deux différences fondamentales entre Disney et Pixar, comme le précise Dick Tomasovic : « Disney s’est également intéressé à cette forme de comique, même si c’est plutôt contemporain comme approche chez eux, notamment dans Kuzco : l’empereur mégalo. Mais ce n’est pas du tout leur marque de fabrique. »


 

1 Il est évidemment fait référence ici à Peter Foldès, cinéaste d’origine hongroise ayant travaillé pour l’ORTF et considéré comme l’un des pionniers de l’animation informatique.
2 Concernant la question des rapports entre cinéma et danse, on pourra se reporter à un autre ouvrage de Dick Tomasovic, Kino-Tanz, l’art chorégraphique du cinéma, Paris, Presses Universitaires de France, 2009

Disney le dansant, Pixar le pensant

On l’a dit : chez Disney, les personnages sont mus par un besoin de bouger, de danser, bref de vivre via le mouvement. « Chez Disney, le référent serait plutôt la danse, alors que chez Pixar il faut plutôt envisager le pantomime comme source d’inspiration, la question du jeu plutôt que du mouvement gracieux. Ce que dit Lasseter, c’est que pour lui pour qu’un objet, personnage, corps-figurine ait cette illusion de la vie, il faut qu’il ait des intentions. C’est pour ça que chez Pixar, les personnages sont systématiquement motivés : on les voit vouloir faire quelque chose, dans leurs yeux, dans leurs intentions, ils établissent une stratégie de mouvement pour y arriver. C’est d’ailleurs le sujet de beaucoup de films : Cars en est le plus illustre exemple, mais c’est aussi Buzz qui doit accepter de ne plus voler. » Si Disney voit ses personnages vivre par le mouvement, ceux de Pixar vivent pour le mouvement.

S’agit-il d’une rupture pour autant ? Pas exactement, du moins selon que l’on parle d’esthétique ou de narratologie. « Je parlerais de distanciation plutôt que de rupture entre Disney et Pixar, car ils partagent finalement plusieurs points communs. L’anthropomorphisation est partout : les voitures de Cars, c’est à mi-chemin entre Tex Avery et Disney qui proposaient déjà ce genre de voitures dans les années 50. La différence se fait peut-être au niveau de l’adhésion du spectateur : chez Disney, c’est un ensemble qui séduit, c’est l’univers au sein duquel évolue un personnage. Chez Pixar, il faut que l’adhésion se fasse immédiatement : dans Ratatouille, Rémy parle directement au spectateur, en lui racontant sa vie. Pixar joue beaucoup sur le sentimentalisme de l’appartenance : Cars sont ces voitures que les petits garçons adorent, Toy Story me semble assez clair à ce propos… Wall-E est un modèle en la matière : le film est construit sur l’empathie que l’on a pour le robot. L’histoire, on l’oublie avec le temps, mais le personnage reste. C’est pour ça que les personnages doivent être de véritables acteurs en terme de jeu : Luxo Jr, c’est une absence de dialogue mais une source d’émotions du fait qu’un père et son fils lampes de bureau jouent ensemble. Chez Disney, l’essentiel c’est l’aspect du conte qui importe, moins chez Pixar même si Lasseter utilise souvent le mélodrame, comme dans Toy Story 3. »

braveCette question de l’empathie pour les personnages est probablement la plus intéressante concernant Pixar. « Dans son livre Génie de Pixar, Hervé Aubron revient souvent avec cette même analyse selon laquelle il y a chez Pixar cette idée de la Machine supplantant l’Homme, tout simplement car les films sont faits par l’ordinateur. L’idée est intéressante mais Aubron enferme un peu l’univers de Pixar dans cette pensée, or je pense au contraire que c’est un univers très ouvert. Aubron parle aussi d’un refus de l’humain, mais il faut tenir compte aussi du fait que l’humain est difficile à faire en informatique ; d’ailleurs, dès que Pixar est parvenu à le faire, ils ont fait de l’humain, que ce soit sous le mode cartoon (Les Indestructibles) ou plus réaliste. » Au delà de la donnée technique, une autre approche est possible : Disney, depuis ses débuts en longs métrages, n’a eu de cesse de recourir à la figure humaine comme héroïne, et majoritairement la figure de la princesse et de son preux chevalier servant. Et quand ce n’était pas le cas, ce sont des animaux communément appréciés qui devenaient des héros (chiens, chats, souris, animaux de la forêt ou de contrées lointaines comme l’Inde et l’Afrique centrale). Or, de tous les personnages possibles, Pixar a su choisir des antihéros opposés à l’humanisme et à l’animalité bienveillante de Disney : jouets, insectes, monstres, rats et robots peuplent ainsi un univers de la marge, un univers où Pixar refuse les étiquettes ou décide d’en jouer. « Pixar revisite également les conceptions américaines du monde : la trilogie Toy Story qui mélange western et science-fiction par exemple, Ratatouille et sa vision gastronomique de Paris, etc. On est assez loin de l’idée de la Machine, finalement. »

 C’est peut-être là la clé du succès de Pixar, lequel a réussi à se réapproprier un public trop rôdé aux codes disneyiens en lui proposant à la fois des traits de personnages connus (Disney et Pixar restent fondamentalement liés au niveau des productions) mais aussi en les renouvelant et en sachant se démarquer du modèle qu’est encore actuellement le studio Disney. Et ce n’est pas sans une certaine impatience que Rebelle, leur prochaine production, est attendue : la bande-annonce et les quelques images diffusées laissent apercevoir une ambiance moyenâgeuse,  une princesse en guise d’héroïne et une importance flagrante accordée à l’humain dans le récit, autant d’ingrédients habituellement utilisés par Disney que Pixar avait évités jusqu’ici. Le studio de Lasseter a-t-il su éviter les pièges de son aîné et garder sa personnalité au sein du célèbre studio Disney ? Réponse cet été.

Bastien Martin
Juillet 2012
   

 

crayongris2Bastien Martin est journaliste indépendant. Il mène des recherches doctorales en cinéma.

 

 


microgris

Dick Tomasovic enseigne au Département des Arts et Sciences de la communication -  Théories et pratiques du spectacle (vivant ou enregistré).



� Universit� de Li�ge - https://culture.uliege.be - 26 avril 2024