Les paradoxes de l'art performance

L’art, la vie, le quotidien

En tant qu’inventeur du happening (ancêtre américain de la performance), Allan Kaprow affichait très nettement sa méfiance envers les institutions de l’art. Pour produire quelque chose de réellement nouveau, Kaprow recommandait de se soucier davantage du monde que de l’art. Rien n’était plus important à ses yeux que de revenir aux événements de la vie quotidienne : « Quand on conçoit son happening, on peut garder l’art à bonne distance en lui incorporant des situations de la vie quotidienne. Y compris pour vous, laissez dans l’incertitude la question de savoir si le happening tient de la vie ou de l’art. L’art a toujours été différent des affaires du monde, il faut maintenant s’évertuer à le laisser dans le flou ». On puisera son inspiration dans le monde réel plutôt que dans l’imagination et on pourra tirer profit d’« événements ready-made ». Il suffit de peu, une situation insolite, un accident, une scène de la vie quotidienne (par ex. des femmes essayant des robes au coin des bonnes affaires), des objets ou des détritus faisant « paysage » (ex. les débris détrempés laissés après une tempête sur la côte), etc. Ces « événements ready-made » qu’il suffit d’observer apporteront bien plus au happening que l’étude des grands modèles artistiques. 

ventilateurOn sent ici l’influence du philosophe pragmatiste anglo-saxon John Dewey. Pour celui-ci, l’expérience esthétique dépasse le cadre strict de la production d’œuvres. Elle commence bien plus tôt. Elle est bien plus large. Identifier toujours l’œuvre à l’édifice, au tableau ou à la statue constitue un obstacle à la compréhension de la véritable expérience esthétique3. À travers ses textes, Dewey a largement contribué à ébranler la séparation entre l’art et la vie. Pour lui, la couche vitale essentielle dans laquelle les artistes puisent leur inspiration est déjà porteuse d’une valeur esthétique intrinsèque. De ce point de vue, Dewey a profondément influencé des artistes comme Robert Motherwell, Jackson Pollock ou Allan Kaprow. Ceux-ci partagent le programme énoncé par Dewey dans Art as Experience (1934) : « Il s’agit de restaurer cette continuité entre ces formes raffinées et plus intenses de l’expérience que sont les œuvres d’art et les actions, souffrances et événements quotidiens universellement reconnus comme des éléments constitutifs de l’expérience » (trad. franç. Gallimard, Folio essais, p. 30). Dans le même esprit, l’art performance semble précisément se donner comme objectif de montrer ce que l’œuvre instituée a longtemps recouvert. Comme l’a bien assimilé Kaprow, revenir aux éléments constitutifs de l’expérience implique de puiser dans la matière brute du quotidien pour y dénicher des événements qui captent généralement l’attention des hommes (environnements sonores, situations, suites d’actions, etc.). À suivre le philosophe anglo-saxon, la valeur esthétique ne s’ajoute pas à l’expérience de l’extérieur mais elle consiste « en un développement clair et appuyé de traits qui appartiennent à toute expérience normalement complète » (97-98). En proposant à travers leurs actions une « tranche de vie » (au sens fort), les artistes performeurs offrent aux spectateurs la possibilité d’une expérience renouvelée de perception active.

Paradoxe : L’art performance puise sa matière première dans nos vies quotidiennes. Les performances mobilisent des objets et des gestes de tous les jours. D’où vient alors que l’on puisse ne pas comprendre son message ? Comment expliquer que l’art performance apparaisse à certains comme le comble de l’élitisme en art ? De quoi nous parlent ces artistes si ce n’est de ce qui est le plus proche de nous ?

 

Construire le sens de l’œuvre

L’art performance laisse le spectateur libre d’interpréter lui-même le sens de ce qui se déplie devant ses yeux. En ce sens, il s’agit d’un médium « non-autoritaire ». Les performances sont des formes ouvertes, génèrent la possibilité de multiples trajets et induisent du même coup de la part du spectateur une réception toujours subjective. Chacun peut y voir résonner son propre univers. Cette participation du spectateur à la construction de l’œuvre est mise en exergue dans les performances collectives (du type de celles que propose le collectif Black Market International). Confronté à ces performances aux multiples foyers d’expression, le spectateur pourra difficilement suivre toutes les actions en même temps. Son regard s’arrêtera ça et là, retenu par la trajectoire de tel performeur, et recomposera ensuite l’ensemble avec ce qu’il en aura saisi. Si elles se recoupent forcément en de nombreux points, les expériences faites par les spectateurs d’une même performance seront donc variées. Mais la subjectivité du point de vue est totalement assumée par le genre.

sangMême pour cet art peu orthodoxe, la question du sens demeure centrale aux yeux du spectateur – et une théorie de la réception (bien que renouvelée par le médium de l’art performance) ne peut faire l’impasse sur ce problème. Lors du week-end ACTUS, la plupart des discussions – assez vives – tournaient d’ailleurs autour du sens. Les réactions spontanées étaient animées par une inquiétude non dissimulée relative au sens des propositions : « Vous avez compris quoi ? », « je n’ai pas vraiment saisi... », « qu’a-t-il voulu dire ? », etc. De telles réactions sont courantes et inévitables dès que l’on touche à l’art contemporain. Reste à savoir si nous ne sommes pas pris dans des modes de fonctionnement induits par un art représentatif, un art nécessitant la maîtrise des codes iconographiques, un art aujourd’hui dépassé par certaines formes actuelles.

Paradoxe  : Parler d’« inquiétude » à l’endroit du sens ne semble pas exagéré. Malgré l’appel lancé au spectateur, malgré la liberté qui lui est laissée de générer lui-même ses propres interprétations, le spectateur continue souvent de croire qu’on attend de lui qu’il capte avec justesse les significations sous-jacentes et les symboles proposés. Il n’est pas sûr d’avoir compris LE sens de ce qui s’est donné à voir. Peu d’entre nous osent une lecture désinhibée et totalement subjective, alors que le médium y invite. L’utilisation abondante de symboles y est probablement pour quelque chose. En convoquant des images fortes, en utilisant le sang, l’eau, la terre, les couleurs ou les chiffres, les performeurs inscrivent leurs actions dans un registre symbolique depuis longtemps établi. Le spectateur cherche donc naturellement la clé de ce qui lui est donné à voir plutôt que d’exercer son imagination débridée. Mais rien ne nous met plus mal à l’aise que le sentiment de ne pas saisir le message. On est alors tenu à l’écart voire même, ce qui est pire, ramené à une impression d’incompétence. Une large part du ressentiment exprimé parfois à l’égard de l’art contemporain tient probablement à cela.

 

 


 

Les photos illustrant cet article sont extraites des vidéos © ULg

3 « Les objets qui par le passé étaient valides et signifiants à cause de leur place dans la vie de la communauté fonctionnent à présent sans le moindre lien avec les conditions entourant leur apparition. De ce fait, ils sont aussi dissociés de l’expérience ordinaire, et fonctionnent comme des signes du bon goût et des garanties d’une culture d’exception » (L’art comme expérience, trad. franç. Gallimard, Folio essais, p. 37-38).

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