Les paradoxes de l'art performance
glaiseMême en reprécisant le contexte historique d’émergence de l’art performance, la définition de ce genre relativement nouveau au regard de l’histoire de l’art reste difficile à fournir. Plusieurs raisons peuvent être évoquées : immaturité du médium, anti-conformisme revendiqué, variété des formes. Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut néanmoins dégager plusieurs caractéristiques récurrentes et tenter de poser les premiers jalons d’une théorie critique de la performance. Une telle entreprise ne me semble pas pouvoir négliger les paradoxes qu’entraîne ce genre. Car entre le potentiel émancipateur de l’art performance et la réception effective de ses propositions par le public, il y a parfois un gouffre étonnant – mais fascinant à observer (et finalement révélateur). Le week-end ACTUS1 est venu confirmer les ambiguïtés qu’il s’agira dans ce texte d’analyser. 

Hic & Nunc

L’art performance propose l’expérience unique de partage d’un temps, d’un espace, d’une action. Expression éphémère, la performance n’a lieu qu’une fois et pour un public déterminé. Le spectateur assiste alors à un événement non reproductible – en tout cas tel quel. Dans son communiqué de 1966 sur « Comment faire un happening » (éd. franç. Le clou dans le fer), Allan Kaprow (1927-2006) relevait déjà la non-reproductibilité au nombre des règles à respecter : « N’exécutez le happening qu’une seule fois. Le réitérer c’est l’éventrer, ça ressemble à du théâtre et ça provoque la même chose que la répétition : ça oblige à penser qu’il pourrait y avoir amélioration. Parfois, ce serait de toute façon presque impossible à répéter – imaginez-vous faire des copies de vos vieilles lettres d’amour pour voir la pluie délaver vos tendres pensées. Alors pourquoi s’en soucier ? ». Autre exigence du genre : obtenir du temps réel. Bien que les actions puissent être simplement suggérées, on verra plus souvent les artistes aller au bout de ce qu’ils ont entrepris (sans accélérer ni ralentir les actions pour les rendre plus expressives qu’elles ne le sont naturellement), quitte à laisser s’installer une inévitable durée. Rien ne sert de faire les choses à moitié ; il faut laisser l’expérience parvenir à maturation. Voilà pourquoi certaines performances s’étalent sur plusieurs heures, plusieurs jours (voire davantage).

collective4Les artistes performeurs font aux spectateurs une proposition visuelle (telle ou telle action réalisée sous leurs yeux). Tout s’articule autour de la présence effective des différents protagonistes, à laquelle l’issue de la performance met un terme. De par son caractère éphémère, l’art performance échappe encore majoritairement aux lois du marché : il ne débouche pas sur des produits échangeables, vendables, achetables. Ses artistes résistent autant qu’ils le peuvent au parasitage de la création par les enjeux mercantiles. En donnant leur légitimité esthétique aux expériences (même quotidiennes) plutôt qu’aux objets sublimés par la conception muséale des Beaux-Arts, les performeurs contribuent à décloisonner leur discipline et à démocratiser leur pratique2.

Totalement dépendante d’un « ici et maintenant », la performance pose par ailleurs la question de sa conservation. Elle ne peut être archivée qu’en vertu des traces qu’elle laisse. La performance est un événement singulier qui, une fois accompli, pourra tout de même insister un peu et continuer à exister à travers ses traces matérielles. Certains performeurs laissent derrière eux de véritables champs de bataille dont la qualité artistique intrinsèque est évidente. Par ailleurs, les photographies, prises de son et autres vidéos peuvent restituer pour les absents l’ambiance et la trame suivie par les artistes. On peut donc relativiser le caractère unique et non reproductible des performances. Retenues par l’histoire, certaines d’entre elles ont ainsi acquis une valeur conceptuelle : il n’est pas nécessaire d’y avoir assisté soi-même pour comprendre leur force. La performance racontée peut aussi produire ses effets. Malgré cela, l’entièreté de l’expérience n’est pas restituable, et l’essentiel tient à la présence effective de l’artiste face au public. The Artist is Present – comme l’annonçait le projet de Marina Abramovic pour le MoMA de New York en 2010.

publicParadoxe : le spectateur qui est invité à prendre part à la performance (celle-ci repose en effet sur sa présence, parfois même sur sa participation active) peut malgré tout se sentir exclu – avoir le sentiment que l’espace n’est pas aménagé pour lui, voire même qu’il dérange l’artiste dans ses déplacements. Plusieurs spectateurs ont témoigné en ce sens durant le week-end ACTUS. L’open session (performance collective rassemblant les différents artistes invités) a montré que peu d’entre nous s’autorisaient à bouger, à traverser l’espace, à se rapprocher pour mieux voir. Et dans les performances individuelles, certains jugeaient peu respectueuse la manière qu’avaient les artistes de se déplacer, de tourner par moments le dos aux spectateurs, de leur faire comprendre qu’ils étaient assis là où justement devait se passer quelque chose, etc. L’invitation est parfois passée pour un rejet. Ce paradoxe signifie-t-il pour autant l’échec de l’art performance ? Ne faut-il pas simplement laisser à nos habitudes le temps de se transformer ?




Les photos illustrant cet article sont extraites des vidéos © ULg

1 Dominique Mathieu, la directrice des Brasseurs, relevait à juste titre l’ambiance particulière de ce week-end : moins mondaine, moins légère aussi, moins « blasée » peut-être que lors des vernissages d’expositions. Sans évacuer néanmoins les aspects festifs, ACTUS exigeait une remise en cause de nos attentes, de nos repères et de nos certitudes. Les temps morts que nous avons laissés exister entre les différentes performances ont permis aux spectateurs de discuter, de confronter leurs points de vue respectifs, de laisser apparaître leur perplexité, d’exprimer les choses qu’ils ne digéraient pas, etc. De s’amuser aussi (je vous rassure) des choses inhabituelles – voire incongrues – qui se donnaient à voir. Observer les réactions de chacun fut pour moi très instructif. Tout était bon à prendre : réactions de colère, de malaise, fous rires, retrait sur la pointe des pieds ou porte claquée, chuchotements, regards écarquillés, indifférence affichée, etc.

2 Le philosophe John Dewey donnait déjà à la restauration des liens entre art et expérience quotidienne une valeur politique : « La montée du capitalisme a exercé une influence puissante sur le développement des musées en tant que lieux propres à accueillir les œuvres d’art et a contribué à répandre l’idée que les œuvres d’art ne font pas partie de la vie quotidienne. Les nouveaux riches, qui constituent un important produit dérivé du système capitaliste, se sont sentis tenus de s’entourer d’œuvres d’art qui, parce que rares, étaient coûteuses » (L’art comme expérience, trad. franç. Gallimard, Folio essais, p. 37-38).

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