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Delcuvellerie. Convoquer l'intime pour éclairer le collectif

15 mai 2012
Delcuvellerie. Convoquer l'intime pour éclairer le collectif

Uomo3-groupovUn homme au soir de sa vie, se raconte. Jack Delui, né au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, est confronté à la fin de sa propre existence. Mais aussi à la fin de l'homme, de son espèce. Mise en scène de Jacques Delcuvellerie, Un Uomo di Meno – « Un homme de moins » – est un spectacle du Groupov, abordant de front la vie à l'échelle humaine et le grand sujet, dans une volonté de mise en parallèle de l'histoire individuelle et de l'Histoire macroscopique. Cette biographie – qui est aussi partiellement celle de Jacques Delcuvellerie – prend ses sources au lendemain des massacres d'Auschwitz, d'Hiroshima et de Nagasaki pour se poursuivre jusqu'à la veille d'une crise – sociétale, écologique, économique, artistique – sans précédent. Créé au Théâtre National en mars 2010, ce spectacle de 6h30, composé de cinq mouvements autonomes, sera représenté au Théâtre de la Place (Manège) à partir du 25 mai. À une semaine de la première, rencontre avec Jacques Delcuvellerie, metteur en scène et auteur du projet.

 

Dans le texte « Pratiques en souffrance de théorie1 » , vous mettez en évidence que l’écriture théâtrale ne peut se faire que dans un rapport étroit à la pratique. Comment s'est déroulé le processus d'écriture pour Un Uomo di Meno ?

Il y a, dans le théâtre contemporain, un très grand fossé entre la pratique théâtrale et l'écriture. Il existe cependant un endroit où ça n'est pas tout à fait le cas : le théâtre de boulevard, d'amusement ; toujours et éternellement avec living room, placard, culottes, adultère et compagnie. Parce que les auteurs qui écrivent ce théâtre sont soit eux-mêmes acteurs, soit vivent à proximité du théâtre. Je pense par exemple à Poiret pour La Cage aux folles ; des gens qui savent comment le public réagit, comment les acteurs fonctionnent, etc. Ils écrivent en connaissance des codes. C'est un théâtre dont on pense ce qu'on veut ; je ne peux pas dire que je pense qu'il s'y passe ce à quoi le théâtre était voué à ses origines, tant sous sa forme tragique ou comique, en Grèce, et depuis, à travers l'Europe et dans le monde. Mais lorsque l'on accepte de « rentrer dedans », pour autant qu'on ait ce type de mentalité et de culture, le théâtre de boulevard est vivant. Il a une joie. Ailleurs, une quantité de gens croient qu'écrire pour le théâtre c'est écrire des dialogues, peindre des situations, soit comme s'ils faisaient une sorte de roman dialogué, soit avec la frustration vague que ce ne soit pas du cinéma. À la différence de leurs grands ancêtres (les Grecs justement qui connaissaient tous le théâtre de l'intérieur, Shakespeare, Marivaux, Goldoni, Brecht, Heiner Müller), chez qui le texte, le poème dramatique, était conçu en fonction d'un langage qui est celui de la scène. Si vous vous rendez dans une librairie un peu achalandée, et que vous cherchez le rayon théâtre, vous allez indistinctement tomber sur la littérature dramatique – Racine, Molière, Goldoni, Tchekhov – et sur un nombre excessivement restreint d'ouvrages qui parlent du théâtre, comme acte vivant, qui se déroule dans un temps partagé, dans un espace temps commun, avec un drama partagé, et qui a son langage propre. C'est pour écrire pour cet acte vivant qu'on a éventuellement besoin d'auteurs.

Uomo6-groupovDepuis quelques décennies, le langage théâtral s'est aventuré sur toutes sortes de terrains : proximité avec la performance, le cinéma, la danse, le happening, joué des lieux qui ne sont pas des lieux de spectacle, et convoqué l'intervention polymédiatique, jusqu'à l'absurde parfois. Je vous assure pourtant ceci : faites partie d'un comité de lecture qui reçoit des manuscrits pour un théâtre, vous constaterez que les neuf dixièmes des auteurs vont rarement au théâtre, que, lorsque ils y vont, ils ne voient pas les expériences du langage théâtral et qu'ils continuent à concevoir les choses de la manière suivante :  un texte dont c'est à nous de faire en sorte qu'il accède à la vie, alors que ce texte, et son auteur, ignorent justement la vie du langage dans lequel ils doivent s'inscrire, ou qu'ils devraient inspirer. Pour en revenir au travail du Groupov, on est dans un processus inverse, de gestation. Un groupe d'entre nous, presque tout le temps pluridisciplinaire – des acteurs, qui risquent leur chair, des scénographes, des gens de l'image, comme Marie-France Collard, musiciens, etc. - se réunit autour d'une initiative, d'un thème, en vue de créer un acte scénique vivant, dans lequel intervient éventuellement du texte. Ca a été de plus en plus le cas au fur et à mesure des années ; le texte a pris chez nous une plus grande importance qu'à l'origine du Groupov, jusqu'au moment où, dans Rwanda 94, on pourrait dire que prédomine dans une forme parfois proche de l’oratorio. Dans Un Uomo di Meno, il y a une combinaison de différentes formes et le texte y est très nécessaire. Il y a une dialectique entre la production de texte, qui produit lui-même du jeu, et des ateliers, ce qu'on nous appelons entre nous des décalages - des périodes d'études, de confrontation intellectuelle et politique sur de la documentation et en même temps d’expérimentation scénique. De tout ce brassage et de la manière de l'organiser a fini par surgir cette chose que, pour une fois, à part les passages qui citent des auteurs, j'ai écrit à peu près 80%. Alors que si on prend d'autres créations précédentes, comme Rwanda 94, il y avait cinq auteurs. Mais c'était peut-être finalement normal qu’ici ce soit moi essentiellement, puisque, d'une certaine manière, le fil conducteur de ce spectacle, la biographie de cet homme, entretient quelques analogies avec la mienne.

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Le spectacle semble être l'appel d'une génération, la vôtre, née au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, à une autre, celle qui connaîtra prochainement ces bouleversements futurs – sociaux, économiques, écologiques – que le spectacle aborde. Peut-on lier cette dimension intergénérationnelle présente dans le propos à votre désir de vous entourer de créateurs de la nouvelle génération ?

Un Uomo di Meno devait initialement être le premier volet d'une tétralogie. J'avais engagé pendant deux ans un dialogue très productif avec des créateurs plus jeunes que moi. Tout n'a pas abouti là-dedans et ce serait un long débat de mieux cerner pourquoi. En ce qui concerne Un Uomo di Meno, il y a effectivement une dimension – reprenons votre vocabulaire – générationnelle. On parle toujours de conflit de générations. Mais ça m'a l'air plus compliqué que ça. Dans le sens où moi, j'appartiens à une génération, effectivement née juste après la deuxième guerre mondiale, et qui a connu, dans les années 50 et les années 60, des ruptures et des conflits. Ca veut dire très clairement que, par exemple, la musique qu'écoutaient mes parents – Line Renaud jeune, André Clavaux, Jean Sablon, etc. – a été remise en cause par rapport à l'arrivée du rock’n roll ; c'était une vraie bagarre. Tandis que la musique qu'écoute ma plus jeune fille est assez proche du langage de celle que j'écoutais moi-même. C'est-à-dire qu'on est moins dans une situation de conflit que d'incompréhension.

Pour faire court, le cadre historique général d'Un Uomo di Meno est un homme né après le plus grand massacre que les hommes aient perpétré les uns contre les autres, la Deuxième Guerre Mondiale, jusque Hiroshima et Nagasaki. Pendant toute son enfance, cette guerre est terriblement présente. On est dimanche, on mange du poulet, ce qui est à l'époque un peu exceptionnel, mais on parle de ce qu'on mangeait pendant la guerre. Les grands parents, quant à eux, parlaient de la grande guerre. Autrement dit, c'est une enfance sans guerre (sur le territoire !), mais où les guerres – la guerre – est extraordinairement présente, comme une réalité qui peut faire irruption dans votre vie de famille bien tranquille. De surcroît, il y a des guerres qui affectent la société même si elles ne sont pas sur le territoire. Je suis français et j'ai vu, dans mon enfance, beaucoup de gens autour de moi qui partaient pour l'Algérie. Sans parler de l'Indochine. Il y avait une très grande crainte de la guerre, ce qui explique sans doute la grande conscience fédératrice qu'il y a eu dans les années 60 contre la guerre du Vietnam. Cela correspondait à une expérience qui n'était pas si loin, et d'une jeunesse qui ne voulait pas qu'elle, ou d'autres plus tard, revivent ça. Tandis que pour les gens qui ont vingt ou vingt-cinq ans aujourd'hui, cela fait plus de 60 ans que le petit bout de l'Europe de l'Ouest n'a plus connu de guerre. C'est devenu comme irréel. L'arsenal nucléaire, qui a dans un premier temps tellement fait peur, et qui est toujours présent aujourd'hui, suscite des réactions du genre : « ça n'existe pas », « ils ne l'utiliseront jamais ». Jamais... ? Si on prend les périls que l'humanité actuelle génère – les périls écologique, climatologique, le déséquilibre économique, et la poursuite dans les sciences de recherches terrifiantes dans l'armement et la modification de la vie d'un être humain –, il n'y a quasiment pas de mobilisation, il n'y a pas de conscience que le monde est excessivement fragile.

Uomo2-groupovLa vie poserait alors d'autres questions que d'être simplement une suite de plaisirs ou de désagréments. Comme la plupart des religieux, sauf ceux qui appartiennent à des religions mobilisatrices – les musulmans, les juifs orthodoxes –, les chrétiens d'occident ont une pratique ou une foi tiède qui n'entrave pas le courant général de cette société consumériste, que Pasolini trouvait en réalité « néo-fasciste ». Je ne soutiens pas ici la religion, mais elle a au moins le mérite de poser des questions de fond : ma vie a-t-elle un sens ? Comment faire face à la mort ? Est-ce que mon travail veut dire quelque chose ? Est-ce qu'être ensemble est autre chose que le crédit pour la maison ? Toutes ces questions existent, mais elles ne semblent pas actives. Si vous prenez la philosophie, il n'y a quasiment aucun philosophe qui pose des questions de fond, des questions eschatologiques, ou sur l'être. On est dans de multiples déclinaisons de l'éthique : comment il faut se comporter, le bien, le mieux. Des questions qui en viennent en général toutes à bétonner le système dans lequel nous vivons, en opprimant le reste du monde. Pour en revenir à la question du fait de génération, d'un certain nombre de personnes de ma génération, et celles de la génération immédiatement avant et qui a eu pour moi une grande importance – Sartre, Brecht, Bataille notamment –, toutes les grandes questions posées par eux n'ont pas d'écho aujourd'hui. Le spectacle met, comme il le peut, un peu en jeu tout ça.

 



1 Un ensemble de textes théoriques de Jacques Delcuvellerie et d'autres membres du Groupov sont disponibles sur le site du Groupov : www.groupov.be

Luc Boltanski, dans son ouvrage, Le nouvel esprit du capitalisme, met en évidence comment les contestations des années 60 et 70 ont échoué, et de quelle manière l'opposition au système dominant, le capitalisme, est de moins en moins ancrée.

Ou comment ces contestations ont été recyclées et réincorporées aujourd'hui ! Si, dans votre génération, il n'y a pas énormément de contestation, quand il y en a, – prenons par exemple le mouvement des indignés qui a une certaine force en Espagne notamment, mais beaucoup moins chez nous –, quel est réellement le projet de société ? Comment peut-il advenir ? Quel type d'organisation est requis pour faire advenir une rupture aussi importante ? Ils comptent imposer ça par des votes ?? L'histoire nous montre pourtant que dès que les intérêts capitalistes sont menacés, c'est la force qui parle. Il y a comme une amnésie actuellement. Une des matières les plus mal enseignées, traitées et, de surcroît, à la place en réduction constante, est l'histoire. « Qui suis je ? », c'est aussi « d'où je viens ». Dans les quelques décennies que j'ai passées à enseigner, la méconnaissance de l'histoire est devenue de plus en plus monstrueuse. Autrefois, ça structurait l'ensemble de la culture : remonter à ses ancêtres, retrouver l'origine et la genèse des choses. Il y a une très forte dimension historique, une lutte contre l'amnésie, fût-elle ironique ou désespérée, ou au contraire pleine d'hommage et de respect, dans le spectacle. Ça ne concerne pas que la génération de Jack Delui (le personnage central), ni même ses parents immédiats. Il y a une recherche de l'archaïque dans le spectacle, notamment la part animale de l'homme et comment il peut gérer ça. Des gens trouvent qu'un spectacle de 6h30 est long, mais, quand ils se sentent le courage de faire le voyage avec nous, ils se rendent compte que 6h30 signifie qu'on a dû jeter énormément de choses dans un effort de recentrage.

Uomo9C'est l'une des différences dans le projet du Groupov, qui est à la fois naïf et mégalomaniaque : la confrontation au Grand Sujet. Le théâtre se centre de plus en plus sur la vie intime, les problèmes personnels, le « Moi Je ». On voit d'ailleurs bien ça dans les examens d'entrée des conservatoires et des écoles. Avec quoi viennent les étudiants ? Des Stand Up, des comédiens qui viennent seuls sur scène donner leur conception de la vie, et non une représentation du monde à plusieurs. Le « Moi Je » épuise le monde, le théâtre ne se risque plus au Grand Sujet, le cinéma – contrairement à ses origines – très rarement. N’y a-t-il donc plus personne pour faire des choses comme Eisenstein, Griffith, Vertov, Abel Gance ou Fritz Lang ? C'est-à-dire la confrontation à la collectivité, à son histoire, à ses mythologies ; ce que le théâtre a été, énormément. Non, le théâtre est replié sur lui-même, sur la sphère intime, le sitcom, le traitement individuel. Un auteur comme Tchekhov, auteur des petits groupes intimes, a été pillé par les séries télé. Mais pourtant, cette intimité renvoie chez lui à la grande histoire, à une transition de société, pensons à La Cerisaie ou Les Trois sœurs. La Mouette comporte quant à elle cette dimension de lutte artistique entre l’ancien et le nouveau dans une société au bord du précipice. À travers ces choses personnelles, comme nous le faisons dans Un Uomo di Meno, la grande histoire est convoquée. Les choses intimes ne sont exposées qu'en ce qu'elles s'inscrivent dans, et révèlent quelque chose de, la collectivité.  

Photo © Lou Herion

 

C'est justement l'équilibre que vous tentez de trouver dans ce spectacle entre la petite histoire – la vôtre, et celle de votre alter ego, Jack Delui – et l'histoire...

 La tranche d'histoire dans laquelle il s'inscrit, et d'où vient cette tranche elle-même.

 

Est-ce ainsi que vous pouvez échapper au narcissisme, à l'intimisme, au petit sujet ?

J’essaie. Tout d'abord, j’ai mis fort longtemps pour parler un peu de moi, à l'exception du spectacle Koniec. Quand je travaille sur Rwanda 94, Bloody Niggers, Anathème,  etc., on ne peut pas dire qu'il s'agisse d'un travail sur un petit « Moi Je », ou alors de manière extrêmement cryptique. Mais au terme d'un parcours artistique, et inévitablement prochainement d'une vie, je fais un peu retour sur cette vie individuelle et minuscule à l'échelle de l'histoire et des galaxies ; dans quoi elle s'est inscrite, en quoi elle a été travaillée par les espérances et les défaites de la collectivité des ces années et des années qui l'ont précédée, et vers quoi elle semble se diriger au moment où elle va devoir disparaître. Et pas seulement en posant un cadre infrastructurel – écologique, militaire ou économique –, mais aussi en tenant compte de l'empreinte historique qui a agi sur la manière dont on entrevoit, par exemple, les relations avec autrui, le rapport aux parents, la sexualité, son identité d'homme ou de femme ; choses qui ont aussi beaucoup changé. Combien de temps les enfants d'aujourd'hui passent-ils avec leurs parents ? Oui, ils retournent à la maison, il faut bien qu'ils logent quelque part. Mais c'est « ta » chambre, « ton » écran, « ton » ordinateur ; tu ne vis pas avec tes parents, tu loges chez eux. Ca contient toujours les deux aspects : c'est peut-être une libération mais on passe à côté de quelque chose, de douloureux, mais aussi de productif dans les contradictions.

 

Uomo8Votre parcours artistique semble beaucoup reposer sur des recherches approfondies dans le cadre de la préparation d'un spectacle. Pensons notamment aux quatre années de travail pour Rwanda 94. Qu'en a-t-il a été pour Un Uomo di Meno ? Pour faire écho aux considérations de Pietro Varrasso2 , que vous connaissez bien : dans votre théâtre, le chemin est-il plus important que le résultat, la présentation d'une forme ?

Ce n'est pas tout à fait vrai. Ce que Pietro touche, c'est très important. Mais je vais d'abord revenir sur quelque chose que vous avez dit avant. Il ne faudrait nullement croire que le travail se passe avec une longue phase d'étude, puis une mise en ordre de ce qui nous semble se dégager de ces études, dont on tire des idées, pour mettre en forme. C'est un chemin qui est un peu celui des auteurs solitaires et de la tradition. Ici, les recherches, la documentation sont souvent importantes dans un premier temps, mais ce n'est jamais totalement ça. On avance dès le début autant que possible sur deux jambes. On absorbe des informations, on découvre les gens avec qui on travaille sur ça, mais, assez rapidement, on a du travail pratique à proposer. On essaie de se construire un « mieux savoir » tout en s'exprimant déjà, en s'exposant au sensible. Là, on fait confiance aux intuitions, à une invention dont on n’est pas toujours capable d’expliquer le sens au moment même. Ces formes s'ajustent et deviennent parfois obsolètes au fur et à mesure du travail. Y compris dans les spectacles pour lesquels l'effort d'être rationnel est très fort, notamment dans Rwanda 94, où on était confronté à quelque chose de terrible à la limite de l’humain. Un part d’inconscient est toujours au travail dans cette dialectique entre connaître et exprimer. C'est encore plus vrai dans Un Uomo di Meno, où il y a le parcours d'un être, d'un individu, dans sa complexité, dans la formation de sa sensibilité et aussi dans sa puérilité qui persiste souvent à un âge avancé. Il faut accepter que surgissent dans le travail des choses qu'on ne maîtrise pas, qu'on ne comprend pas mais qui s'inventent, et qui sembleront parfois peut-être, plus tard, inappropriées ou, au contraire, étrangement adéquates. J'essaie ici de rendre compte d'un processus organique, qui est assez difficile à expliquer. Il n'y a pas que la séparation étude-pratique, il y aussi la nécessité de laisser surgir des choses dont on ne sait pas bien pourquoi elles adviennent, et se demander ce qu'on fera avec. L'autre chose que j'ai envie de dire, à cause de la mention de Pietro, c'est qu'il y a évidemment toujours deux messages. Il y a ce que le spectacle a l'air d'exposer, et puis il y a ce que le spectacle communique par la manière dont il est fait. Ce qu'il dit et communique fait sentir un rapport au monde à travers et au-delà ce qui s'y expose explicitement.

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C'est ce que vous avez appelé le « projet-monde » ?

C'est ça. Quand je dis qu'il y a un « projet monde » chez Brecht, je parle de la manière dont il rêve que les humains se comportent dans un ordre social qui serait différent. Or beaucoup de ses œuvres ne peignent pas ce grand espoir mais au contraire les sombres temps qu’il a connus, crise, guerre, fascisme, etc. Alors où peut-on sentir ce « projet-monde » ? Dans l’acte vivant de son théâtre sur scène, cela se sent dans la manière dont les acteurs travaillent, y compris à travers le processus de production, au sens le plus concret du terme : le temps consacré aux répétitions, le salaire, la part réservée au collectif et à l'individu. Dans des spectacles du Berliner Ensemble, ou dans ceux qui m'ont touché dans ma jeunesse, ceux du Living Theatre, et ce que nous avons tenté de faire dans Rwanda 94 et Un Uomo di Meno, bien que des choses soient bâties sur une horreur, voire extrêmement pessimistes, la manière dont les gens s'y investissent, et présentent leur travail commun et singulier avec une grande générosité, fait que le spectacle n'est pas reçu comme une désespérance. C'est ce qui fait que ce spectacle est nostalgique non du passé mais d'un futur différent, qu'on aurait pu s'inventer, au lieu d'être dans celui, sombre, que nous sommes en train de générer.

 

En tant qu'artiste qui propose un tel projet, une sorte d'appel à une autre génération, quel est votre espoir ?

C'est une question qui dépasse, me semble-t-il, ce à quoi il est légitime qu'un artiste soit tenu de répondre. Ca suppose qu'il y ait des effets importants aux œuvres… Je réfute pourtant ceux qui disent qu'elles n'en ont pas, ceux qui disent qu'une chanson ou un spectacle ne peuvent pas « changer le monde ». Ce sont des milliers de chansons et des milliers de spectacles de merde qui font aussi que le monde ne bouge pas. À certains moments données, des œuvres ont des valeurs de déclencheur. Savoir ce qu'il adviendra exactement de ce que vous produisez, surtout quand vous choisissez une forme d'expression qui n'est pas de large diffusion, mais qui touche peut-être plus en profondeur que du divertissement de masse, je ne m'en sens pas la vanité. Ce que je peux dire par contre, c'est l'effet qu'ont eu sur moi des auteurs qui ont pu penser des thèmes et produire des œuvres ayant eu un certain rayonnement, pas de rayonnement du tout, ou qui ont connu une mauvaise fin. Je pense notamment à un auteur activement convoqué dans Un Uomo di Meno, qui est Pasolini. Il y aujourd'hui encore des gens pour le lire, pour être touché par ses œuvres, pour se donner le mal d'y accéder, car elles ne se donnent pas tout de suite ; par exemple, pour aller faire de la spéléologie dans son roman inachevé, Petrolio, afin de voir ce que ça a évéillé en eux. C'est peut-être davantage dans la durée : ce que ça éveillé chez quelqu'un qui, à son tour, parlera. L'espoir, c'est ça. C'est de déposer, pas seulement par l'argumentation mais surtout par l'offrande scénique, quelque chose dans le cœur de quelqu'un, dont il ne pourra pas guérir. Le souhait est comme le combat de Jacob avec l'Ange dans la Bible ; il en ressort blessé pour toujours. Je travaille encore maintenant - et je ne sais pas après - à cause des choses dont j'ai été blessé et illuminé par d'autres artistes avant.

 

Propos recueillis par Kevin Jacquet
Mai 2012

 

crayongris2Kevin Jacquet est journaliste indépendant. Il  commence une recherche doctorale concernant le théâtre.

 




2 Metteur en scène et pédagogue liégeois. Voir l'entretien

Toutes photos © Groupov sauf mention contraire.

Un Uomo di Meno. Du 25 mai au 3 juin 2012 au Théâtre de la Place (Manège).
Possibilité de voir le spectacle en deux parties.

25.05.12, 19h
26.05.12, 16h
27.05.12, 16h
31.05.12, 19h (1re partie)
01.06.12, 19h (2e partie)
02.06.12, 16h
03.06.12, 16h

Infos et réservations, 04/342.00.00

Le 23 mai, à 18h30, à la librairie Livre aux Trésors (Liège), rencontre autour du livre de Jacques Delcuvellerie, Sur la limite, vers la fin. Repères sur le théâtre dans la société du spectacle à travers l'aventure du Groupov, en présence de l'auteur. Entrée libre. Réservation souhaitée via Livre aux Trésors, 04/250.38.46, livreauxtresors@skynet.be

 


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