Delcuvellerie. Convoquer l'intime pour éclairer le collectif

Luc Boltanski, dans son ouvrage, Le nouvel esprit du capitalisme, met en évidence comment les contestations des années 60 et 70 ont échoué, et de quelle manière l'opposition au système dominant, le capitalisme, est de moins en moins ancrée.

Ou comment ces contestations ont été recyclées et réincorporées aujourd'hui ! Si, dans votre génération, il n'y a pas énormément de contestation, quand il y en a, – prenons par exemple le mouvement des indignés qui a une certaine force en Espagne notamment, mais beaucoup moins chez nous –, quel est réellement le projet de société ? Comment peut-il advenir ? Quel type d'organisation est requis pour faire advenir une rupture aussi importante ? Ils comptent imposer ça par des votes ?? L'histoire nous montre pourtant que dès que les intérêts capitalistes sont menacés, c'est la force qui parle. Il y a comme une amnésie actuellement. Une des matières les plus mal enseignées, traitées et, de surcroît, à la place en réduction constante, est l'histoire. « Qui suis je ? », c'est aussi « d'où je viens ». Dans les quelques décennies que j'ai passées à enseigner, la méconnaissance de l'histoire est devenue de plus en plus monstrueuse. Autrefois, ça structurait l'ensemble de la culture : remonter à ses ancêtres, retrouver l'origine et la genèse des choses. Il y a une très forte dimension historique, une lutte contre l'amnésie, fût-elle ironique ou désespérée, ou au contraire pleine d'hommage et de respect, dans le spectacle. Ça ne concerne pas que la génération de Jack Delui (le personnage central), ni même ses parents immédiats. Il y a une recherche de l'archaïque dans le spectacle, notamment la part animale de l'homme et comment il peut gérer ça. Des gens trouvent qu'un spectacle de 6h30 est long, mais, quand ils se sentent le courage de faire le voyage avec nous, ils se rendent compte que 6h30 signifie qu'on a dû jeter énormément de choses dans un effort de recentrage.

Uomo9C'est l'une des différences dans le projet du Groupov, qui est à la fois naïf et mégalomaniaque : la confrontation au Grand Sujet. Le théâtre se centre de plus en plus sur la vie intime, les problèmes personnels, le « Moi Je ». On voit d'ailleurs bien ça dans les examens d'entrée des conservatoires et des écoles. Avec quoi viennent les étudiants ? Des Stand Up, des comédiens qui viennent seuls sur scène donner leur conception de la vie, et non une représentation du monde à plusieurs. Le « Moi Je » épuise le monde, le théâtre ne se risque plus au Grand Sujet, le cinéma – contrairement à ses origines – très rarement. N’y a-t-il donc plus personne pour faire des choses comme Eisenstein, Griffith, Vertov, Abel Gance ou Fritz Lang ? C'est-à-dire la confrontation à la collectivité, à son histoire, à ses mythologies ; ce que le théâtre a été, énormément. Non, le théâtre est replié sur lui-même, sur la sphère intime, le sitcom, le traitement individuel. Un auteur comme Tchekhov, auteur des petits groupes intimes, a été pillé par les séries télé. Mais pourtant, cette intimité renvoie chez lui à la grande histoire, à une transition de société, pensons à La Cerisaie ou Les Trois sœurs. La Mouette comporte quant à elle cette dimension de lutte artistique entre l’ancien et le nouveau dans une société au bord du précipice. À travers ces choses personnelles, comme nous le faisons dans Un Uomo di Meno, la grande histoire est convoquée. Les choses intimes ne sont exposées qu'en ce qu'elles s'inscrivent dans, et révèlent quelque chose de, la collectivité.  

Photo © Lou Herion

 

C'est justement l'équilibre que vous tentez de trouver dans ce spectacle entre la petite histoire – la vôtre, et celle de votre alter ego, Jack Delui – et l'histoire...

 La tranche d'histoire dans laquelle il s'inscrit, et d'où vient cette tranche elle-même.

 

Est-ce ainsi que vous pouvez échapper au narcissisme, à l'intimisme, au petit sujet ?

J’essaie. Tout d'abord, j’ai mis fort longtemps pour parler un peu de moi, à l'exception du spectacle Koniec. Quand je travaille sur Rwanda 94, Bloody Niggers, Anathème,  etc., on ne peut pas dire qu'il s'agisse d'un travail sur un petit « Moi Je », ou alors de manière extrêmement cryptique. Mais au terme d'un parcours artistique, et inévitablement prochainement d'une vie, je fais un peu retour sur cette vie individuelle et minuscule à l'échelle de l'histoire et des galaxies ; dans quoi elle s'est inscrite, en quoi elle a été travaillée par les espérances et les défaites de la collectivité des ces années et des années qui l'ont précédée, et vers quoi elle semble se diriger au moment où elle va devoir disparaître. Et pas seulement en posant un cadre infrastructurel – écologique, militaire ou économique –, mais aussi en tenant compte de l'empreinte historique qui a agi sur la manière dont on entrevoit, par exemple, les relations avec autrui, le rapport aux parents, la sexualité, son identité d'homme ou de femme ; choses qui ont aussi beaucoup changé. Combien de temps les enfants d'aujourd'hui passent-ils avec leurs parents ? Oui, ils retournent à la maison, il faut bien qu'ils logent quelque part. Mais c'est « ta » chambre, « ton » écran, « ton » ordinateur ; tu ne vis pas avec tes parents, tu loges chez eux. Ca contient toujours les deux aspects : c'est peut-être une libération mais on passe à côté de quelque chose, de douloureux, mais aussi de productif dans les contradictions.

 

Uomo8Votre parcours artistique semble beaucoup reposer sur des recherches approfondies dans le cadre de la préparation d'un spectacle. Pensons notamment aux quatre années de travail pour Rwanda 94. Qu'en a-t-il a été pour Un Uomo di Meno ? Pour faire écho aux considérations de Pietro Varrasso2 , que vous connaissez bien : dans votre théâtre, le chemin est-il plus important que le résultat, la présentation d'une forme ?

Ce n'est pas tout à fait vrai. Ce que Pietro touche, c'est très important. Mais je vais d'abord revenir sur quelque chose que vous avez dit avant. Il ne faudrait nullement croire que le travail se passe avec une longue phase d'étude, puis une mise en ordre de ce qui nous semble se dégager de ces études, dont on tire des idées, pour mettre en forme. C'est un chemin qui est un peu celui des auteurs solitaires et de la tradition. Ici, les recherches, la documentation sont souvent importantes dans un premier temps, mais ce n'est jamais totalement ça. On avance dès le début autant que possible sur deux jambes. On absorbe des informations, on découvre les gens avec qui on travaille sur ça, mais, assez rapidement, on a du travail pratique à proposer. On essaie de se construire un « mieux savoir » tout en s'exprimant déjà, en s'exposant au sensible. Là, on fait confiance aux intuitions, à une invention dont on n’est pas toujours capable d’expliquer le sens au moment même. Ces formes s'ajustent et deviennent parfois obsolètes au fur et à mesure du travail. Y compris dans les spectacles pour lesquels l'effort d'être rationnel est très fort, notamment dans Rwanda 94, où on était confronté à quelque chose de terrible à la limite de l’humain. Un part d’inconscient est toujours au travail dans cette dialectique entre connaître et exprimer. C'est encore plus vrai dans Un Uomo di Meno, où il y a le parcours d'un être, d'un individu, dans sa complexité, dans la formation de sa sensibilité et aussi dans sa puérilité qui persiste souvent à un âge avancé. Il faut accepter que surgissent dans le travail des choses qu'on ne maîtrise pas, qu'on ne comprend pas mais qui s'inventent, et qui sembleront parfois peut-être, plus tard, inappropriées ou, au contraire, étrangement adéquates. J'essaie ici de rendre compte d'un processus organique, qui est assez difficile à expliquer. Il n'y a pas que la séparation étude-pratique, il y aussi la nécessité de laisser surgir des choses dont on ne sait pas bien pourquoi elles adviennent, et se demander ce qu'on fera avec. L'autre chose que j'ai envie de dire, à cause de la mention de Pietro, c'est qu'il y a évidemment toujours deux messages. Il y a ce que le spectacle a l'air d'exposer, et puis il y a ce que le spectacle communique par la manière dont il est fait. Ce qu'il dit et communique fait sentir un rapport au monde à travers et au-delà ce qui s'y expose explicitement.

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C'est ce que vous avez appelé le « projet-monde » ?

C'est ça. Quand je dis qu'il y a un « projet monde » chez Brecht, je parle de la manière dont il rêve que les humains se comportent dans un ordre social qui serait différent. Or beaucoup de ses œuvres ne peignent pas ce grand espoir mais au contraire les sombres temps qu’il a connus, crise, guerre, fascisme, etc. Alors où peut-on sentir ce « projet-monde » ? Dans l’acte vivant de son théâtre sur scène, cela se sent dans la manière dont les acteurs travaillent, y compris à travers le processus de production, au sens le plus concret du terme : le temps consacré aux répétitions, le salaire, la part réservée au collectif et à l'individu. Dans des spectacles du Berliner Ensemble, ou dans ceux qui m'ont touché dans ma jeunesse, ceux du Living Theatre, et ce que nous avons tenté de faire dans Rwanda 94 et Un Uomo di Meno, bien que des choses soient bâties sur une horreur, voire extrêmement pessimistes, la manière dont les gens s'y investissent, et présentent leur travail commun et singulier avec une grande générosité, fait que le spectacle n'est pas reçu comme une désespérance. C'est ce qui fait que ce spectacle est nostalgique non du passé mais d'un futur différent, qu'on aurait pu s'inventer, au lieu d'être dans celui, sombre, que nous sommes en train de générer.

 

En tant qu'artiste qui propose un tel projet, une sorte d'appel à une autre génération, quel est votre espoir ?

C'est une question qui dépasse, me semble-t-il, ce à quoi il est légitime qu'un artiste soit tenu de répondre. Ca suppose qu'il y ait des effets importants aux œuvres… Je réfute pourtant ceux qui disent qu'elles n'en ont pas, ceux qui disent qu'une chanson ou un spectacle ne peuvent pas « changer le monde ». Ce sont des milliers de chansons et des milliers de spectacles de merde qui font aussi que le monde ne bouge pas. À certains moments données, des œuvres ont des valeurs de déclencheur. Savoir ce qu'il adviendra exactement de ce que vous produisez, surtout quand vous choisissez une forme d'expression qui n'est pas de large diffusion, mais qui touche peut-être plus en profondeur que du divertissement de masse, je ne m'en sens pas la vanité. Ce que je peux dire par contre, c'est l'effet qu'ont eu sur moi des auteurs qui ont pu penser des thèmes et produire des œuvres ayant eu un certain rayonnement, pas de rayonnement du tout, ou qui ont connu une mauvaise fin. Je pense notamment à un auteur activement convoqué dans Un Uomo di Meno, qui est Pasolini. Il y aujourd'hui encore des gens pour le lire, pour être touché par ses œuvres, pour se donner le mal d'y accéder, car elles ne se donnent pas tout de suite ; par exemple, pour aller faire de la spéléologie dans son roman inachevé, Petrolio, afin de voir ce que ça a évéillé en eux. C'est peut-être davantage dans la durée : ce que ça éveillé chez quelqu'un qui, à son tour, parlera. L'espoir, c'est ça. C'est de déposer, pas seulement par l'argumentation mais surtout par l'offrande scénique, quelque chose dans le cœur de quelqu'un, dont il ne pourra pas guérir. Le souhait est comme le combat de Jacob avec l'Ange dans la Bible ; il en ressort blessé pour toujours. Je travaille encore maintenant - et je ne sais pas après - à cause des choses dont j'ai été blessé et illuminé par d'autres artistes avant.

 

Propos recueillis par Kevin Jacquet
Mai 2012

 

crayongris2Kevin Jacquet est journaliste indépendant. Il  commence une recherche doctorale concernant le théâtre.

 




2 Metteur en scène et pédagogue liégeois. Voir l'entretien

Toutes photos © Groupov sauf mention contraire.

Un Uomo di Meno. Du 25 mai au 3 juin 2012 au Théâtre de la Place (Manège).
Possibilité de voir le spectacle en deux parties.

25.05.12, 19h
26.05.12, 16h
27.05.12, 16h
31.05.12, 19h (1re partie)
01.06.12, 19h (2e partie)
02.06.12, 16h
03.06.12, 16h

Infos et réservations, 04/342.00.00

Le 23 mai, à 18h30, à la librairie Livre aux Trésors (Liège), rencontre autour du livre de Jacques Delcuvellerie, Sur la limite, vers la fin. Repères sur le théâtre dans la société du spectacle à travers l'aventure du Groupov, en présence de l'auteur. Entrée libre. Réservation souhaitée via Livre aux Trésors, 04/250.38.46, livreauxtresors@skynet.be

 

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