Demain ne meurt jamais, ou les «écofictions» décryptées

Contrairement aux représentations qu’il étudie, cet essai n’arrive pas comme un météore dans l’actuel paysage – intellectuel et éditorial, s’entend. Il y trouve, au contraire, bon nombre d’échos significatifs. D’abord, comme l’indique le sous-titre « Mythologies de la fin du monde », il s’inscrit explicitement dans la filiation des célèbres Mythologies de Roland Barthes, qui ont initié le petit genre que l’on sait, brillamment investi il y a quelques années par Jean-Marie Klinkenberg à propos des imaginaires de la Belgique, ouvrage précisément réédité en 2009 dans la même collection « Réflexions faites » aux Impressions Nouvelles. La salutaire entreprise critique de désillusionnement trouve ici de nouvelles applications avec la dénonciation d’idéologies latentes qui œuvrent à une transparence trompeuse, habile à endormir la vigilance des foules. Outre la mythologie barthésienne revisitée, notons l’affirmation d’une présence incontournable du storytelling, récemment théorisé par Christian Salmon qui a rappelé la redoutable efficacité économique et politique du récit3. Enfin, cet essai participe à sa façon d’une forme d’actualisation des études littéraires telle qu’elle a été prônée par Yves Citton en ces temps de remise en question des études de lettres4. En effet, lorsqu’il assimile les schèmes de fonctionnement de l’imaginaire aux structures rhétoriques, Christian Chelebourg met en évidence le précieux pouvoir d’élucidation offert par ces études et réhabilite du même geste, sans avoir l’air d’y toucher, toute la nécessité sociale de la fonction du poéticien. C’est l’occasion de (dé)montrer comment fonctionnent métaphores, métonymies et autres figures de la contigüité ou de la substitution dans la formation de l’amalgame, du raccourci, de l’approximation inhérents à la part idéologique du grand récit social. On se demande à cet endroit dans quelle mesure cette démarche ne relève pas, plus globalement, d’une véritable sémiologie de la culture, à laquelle une sémiotique visuelle des représentations aurait constitué un judicieux appoint.

Ambitieuses, la thèse et la méthode de cet ouvrage suscitent inévitablement quelques réserves. D’abord, l’essai insiste sur la caractérisation d’une peur sociale présentée comme nouvelle en ce qu’elle serait générée par les sociétés « industrielles » actuelles. S’il est vrai que la préoccupation proprement écologique n’a pas trouvé d’égale ampleur avant le 21e siècle, en revanche l’essai contourne silencieusement la longue histoire socio-culturelle de ces mêmes peurs liées à l’industrialisation urbaine depuis le 19e siècle. On regrette que ce phénomène présenté comme relativement récent ne soit pas davantage interrogé du point de vue de sa chronologie interne, en particulier à partir des nombreuses dystopies urbaines dix-neuviémistes que n’ont pas manqué d’engendrer machinisme, croissance démographique, capitalisme et nouveaux modes de circulation sociale.

Une seconde question suscitée par l’ouvrage concerne l’extension du corpus envisagé. L’auteur choisit des œuvres explicitement portées, pour la plupart, par un discours d’écologie catastrophiste, mais il procède aussi à des libres rapprochements qui semblent guidés par ses goûts, ses lectures et ses propres interprétations. Les choix implicites ainsi opérés ne tendent-ils pas à renforcer le mythe en le sur-signifiant au lieu de l’abolir ? En parler sans préciser clairement le lieu depuis lequel on parle, n’est-ce pas encore, dans une certaine mesure, le célébrer, a fortiori lorsque le commentateur lui-même adopte une posture ambiguë, entre scepticisme à l’égard de ces discours qu’il met à plat et adhésion permettant de circuler parmi eux ? Quoi qu’il en soit, il s’agit manifestement d’un essai engagé et son message le plus fort est celui qui, d’une part, débusque dans les écofictions les germes de la tentation totalitaire servie dans de nouvelles formes d’héroïsme (p. 41) et, d’autre part, dénonce les politiques écolos enclines à justifier leur légitimité sous les atours d’un discours alarmiste de l’urgence collective (p. 73).

À travers les considérations d’une culture mainstream érigée en relais médiatique privilégié des peurs environnementales, l’essai de Christian Chelebourg propose une utile recontextualisation de la formation d’un imaginaire devenu tellement familier que son pouvoir politique, économique et éthique pourrait passer inaperçu. L’ouvrage en divulgue les superpositions les plus insidieuses dans une lecture contre-idéologique servie par une écriture non dénuée d’humour. Saluons d’ailleurs le sens du titre parodique (« V pour virus », p. 154), l’art de la formule familière (« La super-tempête n’est autre qu’un Mr. Freeze météorique », p. 66) et la création du néologisme évocateur, comme ce « technotope » forgé sur le modèle du « chronotope » bakhtinien (p. 75) ou cette significative désignation des « experts climatosceptiques » (p. 76). Efficace et facétieux, léger mais puissant, le style de l’ouvrage épouse à merveille son sujet, celui de la plasticité de discours et de représentations convergeant dans une certaine orientation. Cette lecture semble ainsi faite de la même nature, fluide et modulable, que celle des écofictions qu’elle s’applique judicieusement à dénoncer.

Valérie Stiénon
Mai 2012

Valérie Stiénon est Chargée de recherches du FNRS. Ses travaux en littérature française des 19e et 20e siècles portent actuellement sur le récit d’anticipation sociale dystopique à l’époque moderne.



3 Salmon Christian, Storytelling. La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, 2007.

4 Citton Yves, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, Paris, Éditions Amsterdam, 2007.

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