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Demain ne meurt jamais, ou les «écofictions» décryptées

10 mai 2012
Demain ne meurt jamais, ou les «écofictions» décryptées

Les mises en garde catastrophistes sur l’avenir écologique de la planète font partie de notre quotidien culturel et audio-visuel depuis une bonne décennie. Des imaginaires multiples en résultent. Ils constituent les résidus médiatiques de ces discours et représentations convergeant dans l’urgence d’une situation planétaire trop complaisamment présentée comme courant à sa perte. Christian Chelebourg1 les baptise « écofictions » et les soumet avec virtuosité à une salutaire lecture qui révèle tout à la fois leurs fondements narratifs et leurs implications sociales.

ecofictionsUne angoisse sociale actuelle se cristallise en idéologie autour de l’écologie. Il fallait donc chercher à comprendre la place qu’occupent ces préoccupations dans le grand récit social. Mais que sont, précisément, les « écofictions » ? Il s’agit des « produits de ce nouveau régime de médiatisation des thèses environnementalistes » (p. 10). Pour les désigner, le pluriel générique est le plus souvent de rigueur, tant cette formation idéologique est complexe, protéiforme et propice aux amalgames qui augmentent son extension. À l’issue d’un parcours magistral dans un nombre impressionnant de produits culturels allant de la publicité télévisuelle au roman en passant par le cinéma, la définition se précise : « L’écofiction n’est pas un genre littéraire ou cinématographique, c’est une manière d’entrer en résonnance avec l’imaginaire d’une époque fascinée par sa puissance et terrifiée par un avenir dans lequel elle ne sait plus lire que des promesses de déclin. » (p. 229)

Les écofictions ainsi entendues composent un « imaginaire créateur » (p. 8) que Christian Chelebourg étudie dans le prolongement de l’anthropologie de l’imaginaire de Gilbert Durand. Parce que les multiples expressions écofictionnelles sont susceptibles d’affleurer dans les productions culturelles les plus diverses, le cheminement de son étude est nécessairement ample et sinueux : films d’animation, publicité, bandes dessinées, discours politiques, documentaires, etc. En somme, tout ce qui, potentiellement, peut faire récit se trouve directement concerné. D’Avatar de James Cameron au personnage publicitaire du Detritos, il s’agit de mettre au jour une constellation significative de figures et de thématiques dont la cohérence produit tout l’effet idéologique de cet imaginaire. Il en va d’ailleurs d’une nécessité sociale et d’un engagement réfléchi, puisque ces fictions demandent à être démasquées pour mieux contrer leur « contrôle social des populations » (p. 9) insidieusement exercé à travers les moyens puissamment dissuasifs d’une « heuristique de la peur » (p. 10).

Ainsi menée, cette lecture avisée s’emploie à déceler les fréquentes intersections entre discours scientifique et représentation mythique. Elle dénonce aussi la logique tantôt dichotomique, tantôt hyperbolique à l’œuvre dans ces représentations, comme le rappelle bien le thème cinématographique surexploité de la super-tempête, produit tentaculaire de l’amalgame entre les imaginaires atomique et climatologique (p. 62). C’est l’occasion de procéder à une révision des croyances écofictionnelles, pour préciser notamment que le fameux calendrier maya dans lequel on a voulu lire le décompte de l’âge restant de l’humanité n’indique pas la fin des temps, mais la fin d’un cycle (p. 109). C’est aussi l’occasion de revoir la genèse de ces croyances, quitte à examiner les fondements New Age de tel point de vue, à entrevoir ici ou là une résurgence lointaine des dissidences de Giordano Bruno ou encore à convoquer les figures charismatiques de la mythologie gréco-romaine.

L’hypothèse guidant cette réflexion conçoit que les récits composant la rumeur sociale s’organisent en scénarios, ce qui constitue leur textualité spécifique et autorise à les étudier à l’aide des ressources rhétoriques et poétiques propres aux études littéraires. Celles-ci offrent en effet de précieux moyens pour penser les modes de dramatisation, de propagation et de production du sens des récits sociaux. L’essai explore ainsi quelques idéologèmes2, c’est-à-dire les éléments saillants de cette formation idéologique constituée autour de la peur écologique. Les titres choisis par l’auteur sont à cet égard particulièrement évocateurs : « la pollution ou la souillure », « l’épidémie ou le fléau », « la catastrophe ou la prophétie », etc. Dans chaque cas, la formule « … ou … » donne à voir la démarche de décryptage en juxtaposant le clair et le crypté dans un contraste propice au dévoilement. Ainsi sont abordés, tour à tour ou conjointement, l’anathème de la pollution comme péché envers son prochain, les dérives de la pensée mystique privée de son substrat religieux, les valeurs exaltées de l’héroïsme sacrificiel, les modes de prolifération de l’imaginaire viral, les détours retors de la pensée magique, les représentations prométhéennes du biologiste et bien d’autres encore.

En mettant au jour différents niveaux de vérité et de sens, Christian Chelebourg procède à une archéologie éclectique de l’imaginaire écofictionnel. Et la chose n’est pas aisée, car l’objet est pour le moins fuyant. On le sait, l’imaginaire, en vertu de l’extraordinaire plasticité qui le caractérise, circule d’un support à un autre et d’un lieu à l’autre. Or, précisément, « [c]’est dans les variations dont elles s’accompagnent que les récurrences culturelles rendent le mieux compte de l’imaginaire d’une époque. » (p. 150) Sans doute ces variations justifient-elle que le poéticien formule des constats parfois étonnants, comme cette interprétation d’un film de Night Shyamalan à la lumière de la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave (p. 33). Si la démarche semble à l’occasion faire le grand écart ou le saut de l’ange, on admettra cependant volontiers que les variétés écofictionnelles sont si subtiles à saisir qu’elles requièrent précisément une forme de lecture paranoïde refusant de se satisfaire d’aucune évidence.


 

1 Chelebourg Christian, Les écofictions. Mythologies de la fin du monde, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, coll. « Réflexions faites », 2012, 253 p.

2 Sur cette notion, non évoquée dans l’essai de Christian Chelebourg, voir Marc Angenot, 1889. Un état du discours social, Montréal, Le Préambule, 1989.

Contrairement aux représentations qu’il étudie, cet essai n’arrive pas comme un météore dans l’actuel paysage – intellectuel et éditorial, s’entend. Il y trouve, au contraire, bon nombre d’échos significatifs. D’abord, comme l’indique le sous-titre « Mythologies de la fin du monde », il s’inscrit explicitement dans la filiation des célèbres Mythologies de Roland Barthes, qui ont initié le petit genre que l’on sait, brillamment investi il y a quelques années par Jean-Marie Klinkenberg à propos des imaginaires de la Belgique, ouvrage précisément réédité en 2009 dans la même collection « Réflexions faites » aux Impressions Nouvelles. La salutaire entreprise critique de désillusionnement trouve ici de nouvelles applications avec la dénonciation d’idéologies latentes qui œuvrent à une transparence trompeuse, habile à endormir la vigilance des foules. Outre la mythologie barthésienne revisitée, notons l’affirmation d’une présence incontournable du storytelling, récemment théorisé par Christian Salmon qui a rappelé la redoutable efficacité économique et politique du récit3. Enfin, cet essai participe à sa façon d’une forme d’actualisation des études littéraires telle qu’elle a été prônée par Yves Citton en ces temps de remise en question des études de lettres4. En effet, lorsqu’il assimile les schèmes de fonctionnement de l’imaginaire aux structures rhétoriques, Christian Chelebourg met en évidence le précieux pouvoir d’élucidation offert par ces études et réhabilite du même geste, sans avoir l’air d’y toucher, toute la nécessité sociale de la fonction du poéticien. C’est l’occasion de (dé)montrer comment fonctionnent métaphores, métonymies et autres figures de la contigüité ou de la substitution dans la formation de l’amalgame, du raccourci, de l’approximation inhérents à la part idéologique du grand récit social. On se demande à cet endroit dans quelle mesure cette démarche ne relève pas, plus globalement, d’une véritable sémiologie de la culture, à laquelle une sémiotique visuelle des représentations aurait constitué un judicieux appoint.

Ambitieuses, la thèse et la méthode de cet ouvrage suscitent inévitablement quelques réserves. D’abord, l’essai insiste sur la caractérisation d’une peur sociale présentée comme nouvelle en ce qu’elle serait générée par les sociétés « industrielles » actuelles. S’il est vrai que la préoccupation proprement écologique n’a pas trouvé d’égale ampleur avant le 21e siècle, en revanche l’essai contourne silencieusement la longue histoire socio-culturelle de ces mêmes peurs liées à l’industrialisation urbaine depuis le 19e siècle. On regrette que ce phénomène présenté comme relativement récent ne soit pas davantage interrogé du point de vue de sa chronologie interne, en particulier à partir des nombreuses dystopies urbaines dix-neuviémistes que n’ont pas manqué d’engendrer machinisme, croissance démographique, capitalisme et nouveaux modes de circulation sociale.

Une seconde question suscitée par l’ouvrage concerne l’extension du corpus envisagé. L’auteur choisit des œuvres explicitement portées, pour la plupart, par un discours d’écologie catastrophiste, mais il procède aussi à des libres rapprochements qui semblent guidés par ses goûts, ses lectures et ses propres interprétations. Les choix implicites ainsi opérés ne tendent-ils pas à renforcer le mythe en le sur-signifiant au lieu de l’abolir ? En parler sans préciser clairement le lieu depuis lequel on parle, n’est-ce pas encore, dans une certaine mesure, le célébrer, a fortiori lorsque le commentateur lui-même adopte une posture ambiguë, entre scepticisme à l’égard de ces discours qu’il met à plat et adhésion permettant de circuler parmi eux ? Quoi qu’il en soit, il s’agit manifestement d’un essai engagé et son message le plus fort est celui qui, d’une part, débusque dans les écofictions les germes de la tentation totalitaire servie dans de nouvelles formes d’héroïsme (p. 41) et, d’autre part, dénonce les politiques écolos enclines à justifier leur légitimité sous les atours d’un discours alarmiste de l’urgence collective (p. 73).

À travers les considérations d’une culture mainstream érigée en relais médiatique privilégié des peurs environnementales, l’essai de Christian Chelebourg propose une utile recontextualisation de la formation d’un imaginaire devenu tellement familier que son pouvoir politique, économique et éthique pourrait passer inaperçu. L’ouvrage en divulgue les superpositions les plus insidieuses dans une lecture contre-idéologique servie par une écriture non dénuée d’humour. Saluons d’ailleurs le sens du titre parodique (« V pour virus », p. 154), l’art de la formule familière (« La super-tempête n’est autre qu’un Mr. Freeze météorique », p. 66) et la création du néologisme évocateur, comme ce « technotope » forgé sur le modèle du « chronotope » bakhtinien (p. 75) ou cette significative désignation des « experts climatosceptiques » (p. 76). Efficace et facétieux, léger mais puissant, le style de l’ouvrage épouse à merveille son sujet, celui de la plasticité de discours et de représentations convergeant dans une certaine orientation. Cette lecture semble ainsi faite de la même nature, fluide et modulable, que celle des écofictions qu’elle s’applique judicieusement à dénoncer.

Valérie Stiénon
Mai 2012

Valérie Stiénon est Chargée de recherches du FNRS. Ses travaux en littérature française des 19e et 20e siècles portent actuellement sur le récit d’anticipation sociale dystopique à l’époque moderne.



3 Salmon Christian, Storytelling. La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, 2007.

4 Citton Yves, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, Paris, Éditions Amsterdam, 2007.


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