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Le journalisme à l'épreuve de l’art performance

09 mai 2012
Le journalisme à l'épreuve de l’art performance

1154-PietroPelliniLa presse publie régulièrement des analyses de films, de pièces de théâtre, de spectacles qui permettent aux amateurs de culture de choisir, dans une certaine mesure, les événements qui peuvent les intéresser. Cependant, quand il s’agit de parler d'art performance, le journaliste, ou le critique, se retrouve face à une pratique inhabituelle, car elle engage le spectateur dans le processus artistique. À la différence d'autres spectacles, le « performeur » délègue la construction du sens à chaque spectateur, et toute signification attribuée à la performance est complètement valable. Quel est alors le rôle du journaliste ou du critique d’art face à cette liberté ?

Lors de la première édition d’ACTUS, la plateforme d’art performance à Liège, en février dernier, cinq artistes invités ont livré leurs performances au public présent dans la salle des Brasseurs. Parmi les spectateurs, se trouvaient plusieurs journalistes qui s'y étaient rendus afin d’en tirer des conclusions, de donner du sens aux objets, d’analyser chaque action pour pouvoir ainsi se forger un avis prêt à être exploité journalistiquement, lors d’un article ou d’une interview. Cependant, cette tâche se révélera bien difficile si le journaliste intègre dans sa démarche les consignes de liberté du spectateur et l'émancipation de celui-ci qui en découle.

Le journaliste face à l’émancipation du spectateur

Dans un premier temps, le journaliste doit faire face à la difficulté qu'entraîne la prise de position vis-à-vis des performances, car son opinion n’est que le positionnement d’un spectateur parmi les autres. La réalisation d’une critique sur base de sa propre opinion serait irrespectueuse à l’égard du public et de la performance. D’abord parce que cela réduirait la liberté des autres spectateurs, ensuite parce que cela irait à l’encontre des principes de base de la performance. Si l’auteur n'impose pas une lecture de son œuvre, pourquoi un journaliste aurait-il le droit de le faire ? Ce questionnement touche directement l’ego du journaliste et du critique artistique en cela qu'il rompt complètement avec son rôle plus habituel de « guide du goût du public ». La performance essaie de contourner cette prise de pouvoir des « experts ». L'égalité entre artiste et spectateur est particulièrement mise en avant, et cette parité peut être étendue à la situation entre critique d’art et spectateur « ordinaire ». Ainsi la rupture avec le positionnement élevé du critique d’art vis-à-vis des spectateurs met en question le rôle du journaliste ainsi que l’utilité d’une critique artistique de ce type.

1234-PietroPelliniOr, si le journaliste décide tout de même de rédiger une critique sur telle ou telle performance sur base de son interprétation personnelle, encore faut-il qu'il puisse contourner toutes les problématiques liées aux caractéristiques propres de l'art performance. D'abord, parce que l’art performance est une pratique qui combine différentes formes d’art : du théâtre à la danse en passant par l’art plastique et même par l' « artivisme1 ». Par conséquent, le journaliste pourrait retrouver diverses grilles d’analyse pour épauler sa critique, mais aucune grille choisie, ni même le croisement de plusieurs de ces grilles, ne parviendra à établir une base fiable. Car l’art performance va au delà des grilles d’analyse conventionnelles qui ne tiennent pas compte de l’engagement ou de l’interaction du spectateur avec l’œuvre, ni le caractère éphémère de la performance. De plus, la mise en scène de la performance est vue comme une forme d'expérimentation et une ouverture à de nouvelles recherches qui ne rentrent pas dans les cases des grilles conventionnelles. De ce fait, le critique d’art se retrouve les mains vides, sans possibilité d'établir des liens ou de faire référence à d'autres formes d’art ou à d'autres performances, étant donné la faible médiatisation et la grande diversité de contenus de celles-ci.

La subjectivité des mots

Gêné par sa subjectivité et l’absence d’outils, le journaliste pourrait être alors tenté par l’écriture d’un compte rendu, plutôt que d’une critique, afin de faire connaître le spectacle. Le compte rendu est alors destiné à transmettre des informations pour que le lecteur ait une représentation fidèle de la performance, sans s’aventurer à une quelconque interprétation de l’œuvre.

1077-PietroPelliniMais il ne faut pas oublier que le choix des mots, la structuration du récit, ainsi que la sélection de certains éléments plutôt que d’autres, est déjà une interprétation. Tant les mots que le récit participent à une construction du sens réalisée par la personne qui les a choisis, donc d’une certaine façon ils peuvent aussi trahir la liberté du spectateur. Chaque choix fait par le journaliste est le résultat d’une interprétation de ce qu’il perçoit être le sens du mot, comme l’affirme la linguiste française Catherine Kerbrat-Orecchioni dans son ouvrage L'Énonciation: de la subjectivité dans le langage : « toute unité lexicale est, en un sens, subjective, puisque les 'mots' de la langue ne sont jamais que des symboles substitutifs et interprétatifs des 'choses' ».

Alors, le journaliste ne peut-il pas écrire sur des performances sans empiéter sur la liberté du spectateur ? C’est bien possible ! D’abord le journaliste pourrait avoir recours à d'autres aspects de l’art performance, évitant ainsi la question de la signification propre de la performance mais se portant plutôt sur le choix de la performance comme médium pour s’exprimer. Il est envisageable de se questionner sur les atouts de cette démarche artistique face aux autres formes d’art : sur le rapport que l’artiste entretient avec le public, ou sur les réactions des spectateurs vis-à-vis des performances en général ou d’une en particulier. La liste de sujets à traiter pourrait s’élargir autant que le journaliste le veut, s’il s’attarde à questionner l’art performance en tant qu’outil d'expression artistique et les rapports public-performeur et vice-versa. Au delà de ces questions, le journaliste pourrait aussi se concentrer sur d'autres aspects de l’art performance en tant qu’art : son histoire, son évolution dans le temps, l’intégration ou l’absence d’éléments, l’usage de la lumière et de l’obscurité, la mise en scène, le recours à la douleur comme moyen d’expression, les traces... Toutefois, le traitement de ces questions devrait être abordé d’une façon généraliste, sans rentrer dans les détails de la symbolique de l’un ou l’autre choix esthétique, outil, etc.

En définitive, la liberté que la performance octroie au spectateur en dépit de la critique artistique met en évidence une des problématiques majeures de la critique artistique : l'imposition de la vision des critiques d’art et des journalistes à la société et l’influence que ceci a sur nos opinions vis-à-vis des œuvres. L’art performance ne fait que mettre en cause l’analyse personnelle du critique d’art énoncée de manière péremptoire et son rôle dans la réception de l’art dans la société actuelle afin de permettre aux spectateurs de retrouver leur sens critique et de lui donner la possibilité de ressentir une expérience esthétique laissant libre cours à leurs intuitions et leurs appréciations dépouillées de toute influence des conventions artistiques et sociales.

Marta Luceño Moreno
Mai 2012

crayongris2Marta Luceño Moreno est journaliste indépendante et commence un doctorat en communication sur la mise en scène et la médiatisation des « révolutions arabes ».

 


 

1 Par « artivisme », il faut entendre un nouveau mouvement artistique dont les objectifs sont d’ordre politique bien plus qu’artistique.


Photos © Pietro Pellini


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