Les Wallons du Wisconsin, USA

Le patrimoine wallon au Wisconsin

L’attachement des Wallons aux modes de vie de leurs ancêtres avait très tôt frappé les Américains. Dès 1881, un journaliste de Sturgeon Bay publia des notices à ce sujet et, lorsqu’en 1933, la Door County Historical Society consacra une étude historique à l’émigration belge, l’auteur, H.R. Holand2, y mit en évidence certaines pratiques sociales « belges », comme la plantation du mai ou la kermesse. Pendant un demi-siècle, de 1943 à 1993, des chercheurs des universités de Green Bay et de Madison s’intéressèrent aux patrimoines musical et architectural (maisons de briques, fours, chapelles) des Wallons des Brown, Kewaunee et Door Counties. Aucun ne perçut pourtant l’importance du principal patrimoine transmis depuis les origines de la colonie : la langue wallonne.

Au même titre que les autres composantes du patrimoine immatériel − pratiques musicales, culinaires, ludiques et religieuses − qui, curieusement, avaient mieux survécu à l’américanisation que les témoignages mobiliers et immobiliers des migrants, le wallon s’était transmis durant plus d’un siècle comme langue principale de la communauté. Il est vrai qu’issus d’une région homogène, au parler quasi uniforme, variété septentrionale de ce que les dialectologues nomment « centre-wallon », les émigrés de la première heure comprenaient sans doute le français mais n’éprouvaient aucun besoin de le pratiquer puisque le vocabulaire wallon, plus concret, était davantage adapté à leur mode de vie. En 1973, j’ai pu constater que tous les Wallons du Wisconsin au moins quadragénaires avaient grandi dans un milieu familial unilingue wallon ; lorsqu’ils furent obligés de fréquenter l’école et donc d’apprendre l’anglais, ils souffrirent de l’ignorance de cette langue, de sorte que, plus tard, voulant éviter le même sort à leurs enfants, ils éduquèrent ceux-ci en anglais, réservant le wallon aux propos entre adultes. C’est pour cette raison qu’aujourd’hui, les quelques dizaines de citoyens américains de la Péninsule de la Porte encore capables de parler wallon sont tous nés avant 1950. La génération suivante arrive, parfois péniblement, à suivre une conversation en wallon mais ne balbutie que quelques mots. Quant aux plus jeunes, pas de doute : ils sont et resteront unilingues anglais.

Cette situation linguistique de transmission d’une langue vernaculaire peut, à mon avis, être qualifiée d’exceptionnelle. Elle s’explique probablement par le fait que, dans la région, l’instruction scolaire obligatoire ne fut pas très stricte avant 1940, la plupart des enfants fréquentant, quand les travaux des champs ne les réclamaient pas, de petites écoles de village où le wallon était d’usage courant, sinon durant les classes, du moins dans la cour de récréation. D’un point de vue dialectologique, l’étude du wallon pratiqué au Wisconsin est d’une importance capitale car elle permet d’observer sur cinq ou six générations l’évolution d’une langue de transmission purement orale. Cette évolution se traduit bien évidemment par des innovations lexicales liées aux nouveautés technologiques − on dit « côler » pour téléphoner, un avion est « on plêne » et une voiture, « on car » −,  innovations qui ne sont cependant pas systématiques, la réalité nouvelle pouvant se traduire de façon indirecte − ainsi, une autoroute, highway en anglais, se dit « maîsse vôye », voie maîtresse, et le cocktail américain old fashion, est devenu « vî tchinis’ », vieille camelote. Par ailleurs, des expressions considérées comme archaïques en Belgique ont subsisté au Wisconsin − « dèl tripe » pour du boudin ou des saucisses, « on foûrau », pour une robe ou « on tchôdô » pour une tisane. Si l’on observe souvent des modifications d’accentuation, influencées par l’anglais américain, on constate par ailleurs une remarquable constance morphologique et syntaxique, rémanence qui a tendance à disparaître en Wallonie même, sous l’influence du français.

Un corpus d’une cinquantaine de chansons a survécu à plus de cent ans d’isolement mais il ne reste aujourd’hui que des fragments de mélodies et de textes anciens. Pour la danse, slows, tangos et jitter bugs ont chassé valses et quadrilles, vers 1950 semble-t-il. Vingt-cinq ans plus tard, je n’ai même pas pu reconstituer la « danse dèl poûssêre », danse collective de kermesse disparue alors. Signalons toutefois, dans ce domaine, une initiative intéressante, celle d’un meneur de danse appelé Ivan Draize, né en 1920, qui, dès la fin des années 1960, prit l’habitude de « caller » en wallon des rondes et des quadrilles américains.

danse de la poussièreLa "danse de la poussière" était la première danse de la kermesse
(photo prise à Rosiere, Wisconsin vers 1936)

L’ancienne kermesse s’est muée en « Belgian Days », organisés chaque année durant le mois de juillet. Ils font découvrir aux jeunes générations et aux touristes la cuisine, la musique et les sites historiques liés à l’immigration wallonne. Il est vrai qu’au Wisconsin, les habitants extérieurs à la communauté belge ne connaissent de celle-ci que les tartes et le « chicken booyah » (bouillon de poule). Victimes de leur succès, les tartes sont maintenant fabriquées industriellement, toujours selon une recette ancienne du Brabant wallon qui consistait à recouvrir de fromage blanc (blanc stofè) le riz, les pommes ou la compote de prunes de la tarte. Dans les réunions familiales, le repas traditionnel, comportant, comme en Wallonie, une soupe de légumes ou un bouillon de poule puis une viande de porc en saucisses (tripes) ou en boulettes ou un bouilli de bœuf (dèl tchau d’ grosse bièsse) accompagné de pommes de terre et de légumes, a tendance à disparaître, tout comme la confection de cougnous3 à Noël et de gaufres (appelées « galètes ») au Nouvel An. Même la coutume de distribuer des friandises aux enfants le 6 décembre, jour de la Saint-Nicolas, a du mal, comme ici, à lutter contre l’influence envahissante du Père Noël, Santa Claus... qui n’est pourtant qu’un avatar du premier.

En matière de divertissements, la communauté wallonne du Wisconsin a gardé quelques bars, appelés ici plus souvent « salons » (saloons) que « cabarets », mais là comme ici, leur nombre ne cesse de diminuer d’année en année. On y raconte des faûves (histoires amusantes), joue aux dés, au billard ou aux cartes − un jeu bien wallon, le couyon − et surtout, on y boit la « boisson nationale belge » qui, de part en d’autre de l’Atlantique, est la bière.

Chapelle Heritage HillVéritable ciment de la communauté wallonne, la pratique religieuse est demeurée au Wisconsin beaucoup plus présente qu’en Wallonie. La participation massive aux messes, processions et autres cérémonies dans les nombreuses églises et chapelles érigées par les émigrants culmine lors du rassemblement annuel du 15 août à la Chapelle de Notre-Dame de Bon Secours, non loin du cimetière de Champion (Robinsonville), où, selon la croyance, une jeune Belge aurait aperçu la Vierge Marie en 1859. Signalons que cette apparition est actuellement la seule reconnue officiellement par l’Église pour tous les États-Unis.

Éloignés des grandes villes américaines −  la plus proche, Green Bay (103 000 habitants), est à près d’une heure de route − et surtout de la Wallonie, distante de plus de 6000 kilomètres, les Wallons du Wisconsin ont résisté, dans la deuxième moitié du 20e siècle surtout, à une américanisation de plus en plus rapide et de plus en plus agressive. Alors que la 4e ou 5e génération de Wallons est en âge de travailler, la mondialisation et les réalités socio-économiques contemporaines tendent peu à peu à faire basculer l’héritage ancestral. Les jeunes ne parlent plus wallon, mangent plus de hamburgers et de donuts que de « tripes avou dèl djote» (saucisses à la potée aux choux) et de « tautes di Belges » (tartes à la Belge), ils ne voient plus non plus leur avenir dans une agriculture traditionnelle, sur les terres de leurs ancêtres. 

Photo : Un musée en plein air conserve, à Green Bay, d'anciens bâtiments transplantés de la colonie wallonne, comme cette petite chapelle dédiée à Saint-Ghislain et la maison de briques de la famille Massart (photo Fr. Lempereur, 2012)




2 HOLAND Hjalmar Rued, Wisconsin’s Belgian Community, Sturgeon Bay, Door County Historical Society, 1933, 105 pp.

3 Gâteaux en forme d’enfant Jésus emmailloté.

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