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Les Wallons du Wisconsin, USA

07 June 2012
Les Wallons du Wisconsin, USA

Françoise Lempereur, titulaire des cours sur le patrimoine culturel immatériel au département des Arts et sciences de l’Information et de la Communication, vient de publier un gros ouvrage, en français et en anglais, sur la communauté wallonne du Wisconsin.  Ce livre, auquel est joint, sur DVD, le documentaire « Namur, Wisconsin » du cinéaste namurois Xavier Istasse, constitue le premier tome d’une collection que le Service public de la Wallonie consacre à l’Identité wallonne. Culture a demandé à l’auteure de nous révéler à la fois le contenu et l’enjeu d’une telle publication.

wallonswisconsin$Un travail de longue haleine

Entre 1973 et 1982, j’ai eu l’occasion de séjourner de nombreuses semaines à Namur, Wisconsin, et d’y enregistrer et y filmer les témoins d’une culture en détresse, des hommes et des femmes qui semblaient se tourner avidement vers un passé révolu pour combattre une « assimilation forcée ». Près de trente ans plus tard, le jeune cinéaste namurois Xavier Istasse est retourné dans cette région avec l’intention marquée de témoigner de la situation actuelle des Allard, Chaudoir, Lampereur, Dedecker, etc. établis sur la Péninsule de la Porte, au bord du Lac Michigan. Son constat est sans appel et je viens de le vérifier lors d’un court séjour à la mi-février 2012 : les Wallons du Wisconsin sont, aujourd’hui encore, différents des descendants d’Allemands, de Tchèques, de Norvégiens ou de Polonais qui peuplent également la même péninsule. Ils restent plus que les autres attachés à leurs racines européennes. Un ethnologue de l’Université de Madison, le Pr. James Leary, nous a confirmé cette constatation.

Pour rédiger le livre Les Wallons du Wisconsin, je me suis efforcée de superposer enquêtes ethnographiques sur le terrain et recours aux – trop rares − sources historiques belges et américaines parvenues jusqu’à nous. À ce travail d’essence scientifique, j’ai ajouté la prise en compte des récits transmis oralement, de génération en génération, au sein même de la communauté, car, même s’ils font souvent appel à ce que les anthropologues nomment « la tradition inventée », ils ont grandement contribué à y construire l’identité wallonne.

Le but du livre est double : rappeler l’histoire et, par là, rendre hommage à ces milliers d’agriculteurs ou de petits artisans qui, confrontés chez nous à des difficultés financières, religieuses ou alimentaires, ont choisi d’assurer une vie meilleure à leurs enfants en s’exilant en terre inconnue. Pour bon nombre d’entre eux, l’eldorado rêvé ne fut pas au rendez-vous et il leur a fallu un immense courage et d’énormes efforts pour survivre au début dans un environnement hostile et pour peu à peu transformer celui-ci en champs et en pâturages qui, aujourd’hui, assurent à leurs descendants une situation économique assez confortable.

Mais comment appréhender le caractère wallon des habitants de Namur, Brussels, Rosiere, Champion ou Walhain, Wisconsin ?  Comment même y définir un « Wallon » ?  Par son patronyme, d’origine namuroise ou brabançonne ? L’isolement ancien de cette population a certes favorisé les mariages au sein même de la communauté et a donc favorisé le maintien des noms de famille initiaux mais tous les Massart, Jadin, Delain et autres Tassoul ne s’affirment plus Wallons et, par ailleurs, de nombreux métissages sont intervenus sans nécessairement altérer les modes de vie ancestraux. Ces derniers et la connaissance de la langue wallonne sont davantage des indicateurs fiables, moins cependant que les attitudes sociales et individuelles : le Wallon du Wisconsin se distingue par sa joie de vivre et sa bonne humeur communicative, son esprit facétieux, sa débrouillardise − voire sa roublardise −, il a de fréquents contacts avec ses pairs et attache beaucoup de valeur à sa famille et à ses amis. Il est catholique pratiquant, est membre de nombreux clubs ou associations, fréquente les bars et les petits restaurants où, autour d’une bière, il aime jouer aux cartes, raconter des « fauves » (blagues) ou l’histoire de ses ancêtres, venus de Belgique « il y a bien longtemps »

L’émigration du 19e siècle

L’émigration wallonne au Wisconsin est limitée à une demi-douzaine d’années tout au plus : entre 1853 et 1858. Elle concerne presque uniquement des agriculteurs et de petits artisans, pour la plupart illettrés ou très peu scolarisés, partis par familles entières du sud et de l’est du Brabant wallon et du nord du Namurois. 

À la fin de l’été 1845, une importante épidémie gagna les cultures de pommes de terre dans toute l’Europe occidentale. La Wallonie, où le tubercule constituait l’aliment de base de bon nombre d’habitants des zones rurales, fut fortement touchée.  Comme, d’autre part, la terre n’y avait cessé d’être morcelée au rythme des successions familiales, la misère sévissait : elle obligea plusieurs milliers de petits cultivateurs à s’expatrier. Il serait faux toutefois d’attribuer à ce seul facteur économique l’émigration wallonne du milieu du 19e siècle. Les premiers départs de Brabançons vers l’Amérique avaient aussi une origine religieuse : plusieurs familles appartenaient à la Société évangélique belge, dénigrée localement par le clergé catholique. En fait, les années 1852 à 1854 ne virent partir de quelques dizaines de familles, vers Philadelphie d’abord, le Wisconsin ensuite, et ce n’est que durant les années 1855 et 1856 que des milliers d’émigrants se laissèrent tenter par la propagande intense menée dans la campagne wallonne par le tout jeune État du Wisconsin et par les agents des armateurs anversois soucieux de remplir les grands voiliers qui, chaque semaine, assuraient des traversées Anvers - New York, Anvers - Québec et, plus tard, Anvers - La Nouvelle Orléans.

Maison de rondins d'EmilyIntérieur maison de rondins
Emily Duez-Jeanquart a conservé la cabane de rondins
qui a abrité ses ancêres venus de Wallonie
(photo © René Suray, 2011)
La cabane ne comportait qu'une pièce,
chambre et cuisine à la fois
(photo © René Suray, 2011)

La promesse de grandes étendues de terres arables disponibles en échange de quelques dollars fut leur véritable moteur migratoire, promesse qui se mua vite en déception lorsque, au terme d’un périlleux voyage de plusieurs mois, les Wallons se retrouvèrent propriétaires de ces « quarantes1 » tant espérés : ceux-ci se révélaient marécageux ou envahis d’une forêt dense, peuplée, entre autres, d’ours et de loups. Il fallut défricher et construire rapidement une cabane de rondins pour abriter la famille car dans le nord du Wisconsin, le gel est sévère en hiver, quasi permanent de la fin novembre au 15 avril. Pour survivre, les Wallons reçurent l’aide de ceux qu’ils continuent d’appeler « les Sauvages » − tout en entretenant avec eux des contacts cordiaux −, les Potawatomi et surtout les Menominee. Ces Indiens algonquins, souvent christianisés par des missionnaires européens, leur apportèrent alors des techniques de chasse, de pêche, de cueillette et même de culture, du maïs notamment.

Combien furent-ils à croire en une chance d’améliorer leur sort ? Entre 7500 et 15000, selon les sources. Le recensement officiel de 1860 pour l’état du Wisconsin indique 4647 Belges ; le seul émigré contemporain des faits qui ait rédigé un rapport circonstancié sur la colonie wallonne du Wisconsin, Xavier Martin, parle de 15000 Wallons, et l’historien belge Antoine de Smet, se basant sur une évaluation de 10% d’émigrants par village, chiffre à 7500 ou 8000 le nombre de départs. Nous ne connaîtrons jamais celui-ci ni celui de ceux qui, au terme d’un voyage meurtrier, s’établiront définitivement dans le Nouveau Monde. 




1 Le « quarante » était l’unité standard de vente de terrain aux Etats-Unis depuis l’instauration du Public Land Survey System en 1785 ; il correspondait à 40 acres, soit 16 hectares ou 1/16e de square mile.

Le patrimoine wallon au Wisconsin

L’attachement des Wallons aux modes de vie de leurs ancêtres avait très tôt frappé les Américains. Dès 1881, un journaliste de Sturgeon Bay publia des notices à ce sujet et, lorsqu’en 1933, la Door County Historical Society consacra une étude historique à l’émigration belge, l’auteur, H.R. Holand2, y mit en évidence certaines pratiques sociales « belges », comme la plantation du mai ou la kermesse. Pendant un demi-siècle, de 1943 à 1993, des chercheurs des universités de Green Bay et de Madison s’intéressèrent aux patrimoines musical et architectural (maisons de briques, fours, chapelles) des Wallons des Brown, Kewaunee et Door Counties. Aucun ne perçut pourtant l’importance du principal patrimoine transmis depuis les origines de la colonie : la langue wallonne.

Au même titre que les autres composantes du patrimoine immatériel − pratiques musicales, culinaires, ludiques et religieuses − qui, curieusement, avaient mieux survécu à l’américanisation que les témoignages mobiliers et immobiliers des migrants, le wallon s’était transmis durant plus d’un siècle comme langue principale de la communauté. Il est vrai qu’issus d’une région homogène, au parler quasi uniforme, variété septentrionale de ce que les dialectologues nomment « centre-wallon », les émigrés de la première heure comprenaient sans doute le français mais n’éprouvaient aucun besoin de le pratiquer puisque le vocabulaire wallon, plus concret, était davantage adapté à leur mode de vie. En 1973, j’ai pu constater que tous les Wallons du Wisconsin au moins quadragénaires avaient grandi dans un milieu familial unilingue wallon ; lorsqu’ils furent obligés de fréquenter l’école et donc d’apprendre l’anglais, ils souffrirent de l’ignorance de cette langue, de sorte que, plus tard, voulant éviter le même sort à leurs enfants, ils éduquèrent ceux-ci en anglais, réservant le wallon aux propos entre adultes. C’est pour cette raison qu’aujourd’hui, les quelques dizaines de citoyens américains de la Péninsule de la Porte encore capables de parler wallon sont tous nés avant 1950. La génération suivante arrive, parfois péniblement, à suivre une conversation en wallon mais ne balbutie que quelques mots. Quant aux plus jeunes, pas de doute : ils sont et resteront unilingues anglais.

Cette situation linguistique de transmission d’une langue vernaculaire peut, à mon avis, être qualifiée d’exceptionnelle. Elle s’explique probablement par le fait que, dans la région, l’instruction scolaire obligatoire ne fut pas très stricte avant 1940, la plupart des enfants fréquentant, quand les travaux des champs ne les réclamaient pas, de petites écoles de village où le wallon était d’usage courant, sinon durant les classes, du moins dans la cour de récréation. D’un point de vue dialectologique, l’étude du wallon pratiqué au Wisconsin est d’une importance capitale car elle permet d’observer sur cinq ou six générations l’évolution d’une langue de transmission purement orale. Cette évolution se traduit bien évidemment par des innovations lexicales liées aux nouveautés technologiques − on dit « côler » pour téléphoner, un avion est « on plêne » et une voiture, « on car » −,  innovations qui ne sont cependant pas systématiques, la réalité nouvelle pouvant se traduire de façon indirecte − ainsi, une autoroute, highway en anglais, se dit « maîsse vôye », voie maîtresse, et le cocktail américain old fashion, est devenu « vî tchinis’ », vieille camelote. Par ailleurs, des expressions considérées comme archaïques en Belgique ont subsisté au Wisconsin − « dèl tripe » pour du boudin ou des saucisses, « on foûrau », pour une robe ou « on tchôdô » pour une tisane. Si l’on observe souvent des modifications d’accentuation, influencées par l’anglais américain, on constate par ailleurs une remarquable constance morphologique et syntaxique, rémanence qui a tendance à disparaître en Wallonie même, sous l’influence du français.

Un corpus d’une cinquantaine de chansons a survécu à plus de cent ans d’isolement mais il ne reste aujourd’hui que des fragments de mélodies et de textes anciens. Pour la danse, slows, tangos et jitter bugs ont chassé valses et quadrilles, vers 1950 semble-t-il. Vingt-cinq ans plus tard, je n’ai même pas pu reconstituer la « danse dèl poûssêre », danse collective de kermesse disparue alors. Signalons toutefois, dans ce domaine, une initiative intéressante, celle d’un meneur de danse appelé Ivan Draize, né en 1920, qui, dès la fin des années 1960, prit l’habitude de « caller » en wallon des rondes et des quadrilles américains.

danse de la poussièreLa "danse de la poussière" était la première danse de la kermesse
(photo prise à Rosiere, Wisconsin vers 1936)

L’ancienne kermesse s’est muée en « Belgian Days », organisés chaque année durant le mois de juillet. Ils font découvrir aux jeunes générations et aux touristes la cuisine, la musique et les sites historiques liés à l’immigration wallonne. Il est vrai qu’au Wisconsin, les habitants extérieurs à la communauté belge ne connaissent de celle-ci que les tartes et le « chicken booyah » (bouillon de poule). Victimes de leur succès, les tartes sont maintenant fabriquées industriellement, toujours selon une recette ancienne du Brabant wallon qui consistait à recouvrir de fromage blanc (blanc stofè) le riz, les pommes ou la compote de prunes de la tarte. Dans les réunions familiales, le repas traditionnel, comportant, comme en Wallonie, une soupe de légumes ou un bouillon de poule puis une viande de porc en saucisses (tripes) ou en boulettes ou un bouilli de bœuf (dèl tchau d’ grosse bièsse) accompagné de pommes de terre et de légumes, a tendance à disparaître, tout comme la confection de cougnous3 à Noël et de gaufres (appelées « galètes ») au Nouvel An. Même la coutume de distribuer des friandises aux enfants le 6 décembre, jour de la Saint-Nicolas, a du mal, comme ici, à lutter contre l’influence envahissante du Père Noël, Santa Claus... qui n’est pourtant qu’un avatar du premier.

En matière de divertissements, la communauté wallonne du Wisconsin a gardé quelques bars, appelés ici plus souvent « salons » (saloons) que « cabarets », mais là comme ici, leur nombre ne cesse de diminuer d’année en année. On y raconte des faûves (histoires amusantes), joue aux dés, au billard ou aux cartes − un jeu bien wallon, le couyon − et surtout, on y boit la « boisson nationale belge » qui, de part en d’autre de l’Atlantique, est la bière.

Chapelle Heritage HillVéritable ciment de la communauté wallonne, la pratique religieuse est demeurée au Wisconsin beaucoup plus présente qu’en Wallonie. La participation massive aux messes, processions et autres cérémonies dans les nombreuses églises et chapelles érigées par les émigrants culmine lors du rassemblement annuel du 15 août à la Chapelle de Notre-Dame de Bon Secours, non loin du cimetière de Champion (Robinsonville), où, selon la croyance, une jeune Belge aurait aperçu la Vierge Marie en 1859. Signalons que cette apparition est actuellement la seule reconnue officiellement par l’Église pour tous les États-Unis.

Éloignés des grandes villes américaines −  la plus proche, Green Bay (103 000 habitants), est à près d’une heure de route − et surtout de la Wallonie, distante de plus de 6000 kilomètres, les Wallons du Wisconsin ont résisté, dans la deuxième moitié du 20e siècle surtout, à une américanisation de plus en plus rapide et de plus en plus agressive. Alors que la 4e ou 5e génération de Wallons est en âge de travailler, la mondialisation et les réalités socio-économiques contemporaines tendent peu à peu à faire basculer l’héritage ancestral. Les jeunes ne parlent plus wallon, mangent plus de hamburgers et de donuts que de « tripes avou dèl djote» (saucisses à la potée aux choux) et de « tautes di Belges » (tartes à la Belge), ils ne voient plus non plus leur avenir dans une agriculture traditionnelle, sur les terres de leurs ancêtres. 

Photo : Un musée en plein air conserve, à Green Bay, d'anciens bâtiments transplantés de la colonie wallonne, comme cette petite chapelle dédiée à Saint-Ghislain et la maison de briques de la famille Massart (photo Fr. Lempereur, 2012)




2 HOLAND Hjalmar Rued, Wisconsin’s Belgian Community, Sturgeon Bay, Door County Historical Society, 1933, 105 pp.

3 Gâteaux en forme d’enfant Jésus emmailloté.

Être Wallon au cœur des États-Unis d’Amérique ?

L’idée même d’ « identité wallonne » a fait l’objet chez nous de nombreux débats politiques et idéologiques dont je ne souhaite pas analyser ici la pertinence car le but de l’ouvrage n’est pas de revendiquer une « wallonitude » qui servirait, en Wallonie, à justifier des différenciations culturelles d’avec les Flamands, les Bruxellois ou toute autre communauté, mais bien d’examiner comment les descendants d’immigrés wallons du milieu du 19e siècle se positionnent aujourd’hui dans le vaste chaudron culturel − le « melting pot » − américain. 

Dans un premier temps, les immigrés du Wisconsin éprouvèrent le besoin de communiquer avec les parents et amis restés au pays natal. Illettrés, ils durent faire appel à des écrivains publics qui, sous la dictée, francisèrent leur parler wallon. Peu à peu cependant, au fur et à mesure que disparaissaient leurs proches dans le « vieux pays », les néo-Américains, qui continuaient à se proclamer « Belges4 », ne cherchèrent même plus les contacts épistolaires. Ceux-ci cessèrent et, mises à part quelques traversées isolées de l’Atlantique, dans un sens comme dans l’autre, les relations entre les deux communautés s’estompèrent, de sorte qu’en Belgique, durant la première moitié du 20e siècle, leur souvenir avait quasi disparu, y compris dans leurs villages d’origine, et seuls quelques historiens mentionnaient encore l’existence de ces pionniers.

Les premières vraies prises de conscience de l’existence de « cousins » au Wisconsin y datent des années 1944-1945, époque où, participant à la libération de la Belgique, quelques GI’s originaires de la région de Green Bay eurent l’occasion de parler wallon avec la population locale. Comme le wallon ne connaissait aucune transcription écrite au Wisconsin et comme le courrier rédigé en anglais ne trouvait guère de lecteurs dans les campagnes wallonnes, il fallut attendre la fin des années 1960 et l’expansion de l’enregistreur à cassettes pour que les familles communiquent à nouveau et rompent l’isolement de la communauté des bords du Lac Michigan.

Au cours des années 1960 précisément, on a assisté aux États-Unis à un mouvement d’affirmation d’identité ethnique dans la plupart des groupes d’immigrants américains originaires d’Europe. Ce mouvement faisait suite à des revendications plus fondamentales de droits civiques, portées par les minorités raciales, noires en particulier, et précédait de peu la montée des régionalismes culturels et linguistiques que l’on observa peu après en Europe (flamand en Belgique, catalan en Espagne, occitan ou corse en France, etc.). Ces diverses poussées sociales ruinent l’idée, émise par certains sociologues, d’une liaison forte entre ethnicité et sociétés traditionnelles, idée qui voudrait que le sentiment d’appartenance ethnique disparaisse au fur et à mesure que ces sociétés s’industrialisent et se modernisent.

L'ancienne école de Namur, Wisconsin, actuel local du PBAC

Local du PBACChez les Wallons du Wisconsin, on constate que la modernisation des modes de vie et l’ouverture économique au monde favorisent au contraire l’émergence d’une prise de conscience culturelle inconnue jusque là. Parce qu’ils participent en quelque sorte à une uniformisation culturelle, concrétisée notamment par l’arrivée de la télévision et par le regroupement scolaire, ils souhaitent affirmer leur particularité. Dans un premier temps, ils revendiquent leur « belgitude » – ils ignorent, je l’ai dit, le différend wallo-flamand qui déchire la Belgique – sur base d’une recherche d’ « héritage culturel » transmis de génération en génération, sans recours à des référents externes. Ils créent une bière « Vive les Belges ! » et des « Belgian Days » dès 1961, aménagent un local pour un « Belgian Club » en 1964, dans l’ancienne petite école de Namur qu’ils repeignent en jaune, « couleur nationale belge », deux ans plus tard, avec l’espoir d’en faire un « musée de l’histoire et de  la culture belges5 ».

Le désir de renouer avec la « mère patrie » fut partiellement satisfait en 1972 avec l’organisation de deux voyages en Belgique qui drainèrent près de 300 participants. À leur grande stupéfaction, ils découvrirent alors qu’on parlait français dans leurs villages d’origine, où l’Église n’était plus toute puissante, et que les agriculteurs y étaient désormais rares. Les traditions qu’eux-mêmes véhiculaient, héritées en ligne directe du 19e siècle, étaient donc, à l’est de l’Atlantique, considérées comme obsolètes ou singulières...

Aujourd’hui plus qu’hier, la disparition des anciennes générations qui portaient ces traditions incite une majorité de descendants de familles wallonnes à retrouver et à préserver leur patrimoine, matériel ou immatériel. Les recherches généalogiques se multiplient, des publications et présentations muséales voient le jour, les anciennes photos sont scannées et le Peninsula Belgian American Club recrute des jeunes, certes anglophones mais avides d’en savoir plus sur les générations passées et de visiter « lipayis »  à la recherche d’éventuels « cousins » : « I wish more young people would join the Belgian club. If more people knew about it, it would make a difference6 ».

 

 

Françoise Lempereur
Juin 2012

crayon
Françoise Lempereur a soutenu une thèse de doctorat sur la transmission du patrimoine immatériel, matière qu'elle enseigne aux étudiants de master en Histoire de l'art et en Communication de l'ULg.
Il est possible de se procurer l'ouvrage Les Wallons du Wisconsin via le syndicat d'initiative de Jambes : plus d'informations







 

 

4 Avant les échanges des années 1972-73, aucun Wallon du Wisconsin ne connaissait l’existence du différend belge entre Wallons et Flamands. Ils ignoraient jusqu’à l’existence du mot « wallon », persuadés de parler « le belge » ou de confectionner des « tartes belges ».

5 Voir le site du Peninsula Belgian American Club : www.belgianamerican.org

6 Déclaration de la secrétaire de ce club, Kim Potier Davis, 42 ans, à l’occasion de son entrée en fonction en 2002.


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