La Estupidez par Transquinquennal

Les matériaux textuels proposés par Transquinquennal peuvent aussi bien être le fruit de collaborations – commandes avec des auteurs contemporains (Philippe Blasband, Eugène Savitzkaya, Rudi Bekaert) –, que des adaptations classiques (Shakespeare) et contemporaines, ou encore le fruit d'une écriture collective. Quant à ce nouveau spectacle, il s'agit d'une adaptation de la pièce La Estupidez de l'argentin Rafaël Spregelburd.

Auteur, metteur en scène, comédien, traducteur, dramaturge et pédagogue, Spregelburd endosse une multitude de rôles dans l'univers parfois cloisonné de la pratique théâtrale. Après une formation d'acteur et de dramaturge, il réalise ses premières mises en scène dès 1995. Les spectacles qu'il propose font preuve d'une grande richesse dans leur rapport au texte : textes propres, adaptations d'autres auteurs, parfois même des traductions (notamment pour Harold Pinter, Sarah Kane et Marius von Mayenburg).

La Estupidez, pièce écrite en 2002 par Spregelburd, est la quatrième volet d'une heptalogie inspirée par les sept péchés capitaux de Hieronymus Bosch. Fruit de plus de dix ans de travail d'écriture, l'œuvre est un ensemble de pièces indépendantes, chacun fonctionnant selon des codes d'écriture particuliers, des personnages et une histoire propres. Spregelburg propose une interprétation personnelle aux traditionnels péchés catholiques2 : Inappétence, Modestie, Extravagance, Connerie, Panique, Paranoïa, Entêtement. La Estupidez n'est pas à comprendre comme la stupidité, mais bien  comme la connerie. Et de connerie, il en est presque exclusivement question dans cette pièce. Ensemble de cinq histoires parallèles se déroulant toutes dans des motels sordides de Las Vegas, rassemblant pas moins de vingt-cinq personnages, La Estupidez est un mélange de formes et de genres : mélodrame, sitcom, road-movie, séries américaines des années 70, théâtre de l'absurde, etc. « La Estupidez est une comédie. Sur fond d'apocalypse », nous dit Marcial Di Fonzo Bo, traducteur de l'oeuvre de Spregelburd, mais également metteur en scène, qui nous propose d'ailleurs actuellement une adaptation d'un autre volet de cette heptalogie : La Paranoïa3. Transposition du péché d'avarice, la pièce se présente comme une immersion dans le milieu de l'argent et des filles faciles propre à la cité du vice. En nous proposant une adaptation de La Estupidez, Transquinquennal poursuit la réflexion amorcée sur l'argent dans Capital Confiance en 2010.

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Le collectif et l'écriture de plateau

Spregelburd, avec ce texte rassemblant de multiples intrigues et de nombreux personnages, présentant une forme extrêmement particulière, tant au niveau de l'assemblage des différents récits, des niveaux narratifs que de la mise en page pour le moins particulière, semble particulièrement bien se ranger sous la tendance des écrivains de plateau, telle que conceptualisée par Bruno Tackels4. Loin de vouloir créer rétrospectivement une école ou une catégorie d'écrivains, Tackels semble plutôt, par l'appellation écrivain de plateau, souligner comment « le texte théâtral ne se féconde que dans l'étroite proximité du plateau »5, en pensant par là aussi bien aux créations originales (Castellucci) qu'aux adaptations de textes déjà existants (Vassiliev).

Le travail du collectif Transquinquennal ne pourrait-il pas lui-même être qualifié d'écriture de plateau ? Tackels souligne à quel point la position d'écriture de plateau est consécutive de la disparition progressive du metteur en scène – figure marquant une dichotomie très nette entre l'écriture du texte, d'une part, et son adaptation par un tiers, d'autre part –, laissant place à des écrivains, « dont le médium et la matière proviennent essentiellement du plateau »6. En travaillant aussi bien sur l'écriture collective, l'adaptation de classiques et de contemporains, en souhaitant centrer leur travail sur la forme scénique et en faisant de chaque membre du collectif, de chaque acteur présent sur le plateau, un créateur à part entière, Transquinquennal semble relever d'une démarche très claire d'écriture de plateau. Mais, surtout, la compagnie pose la question du possible rapport entre le collectif et cet autre mode de fonctionnement par rapport au texte théâtral. De nombreuses caractéristiques les rassemblent : rejet de la position du metteur en scène, travail majoritairement collectif,  volonté d'ancrage sur le plateau, un ensemble de créateurs, etc. L'écriture de plateau et les collectifs ne seraient-ils en somme que deux représentants d'une même (r)évolution de l'acte de création au théâtre ?

C'est ce genre de questionnements, de prises de position, permis par des entretiens avec des artistes et des observations de terrain, qui rendent féconds cette série de masterclass inaugurée il y a trois ans par le collectif d'histoire et d'analyse du théâtre. Elle ne présuppose pas une simple rencontre avec les artistes, mais une véritable problématisation du rapport théorie-pratique, et prépare donc les étudiants à leurs professions de demain, que celles-ci soient davantage liées à la production ou à la recherche universitaire.

Transquinquennal semble vouloir proposer un travail sur la multiplicité et l'éclatement et ce, à différents niveaux : le travail du texte, les rapports au spectateur, la mise en avant du collectif, l'importance accordée au désaccord ou le travail de la forme scénique. La Estupidez semble s'inscrire dans cette logique de recherche, en nous proposant un texte aux contours décalés, mû par une volonté de problématisation du monde, mais toujours dans la ferme volonté de nous offrir, à nous spectateurs, une véritable expérience de théâtre.

Kevin Jacquet
Avril 2012

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Kevin Jacquet est chroniqueur indépendant, diplômé en Art du Spectacle. Il commence une thèse de doctorat consacrée au théâtre.


La Estupidez, du 24 au 28 avril, Théâtre de la Place (Pôle Image de Liège).



2 Orgueil, Avarice, Envie, Colère, Luxure, Gourmandise, Paresse.

3 Du 18 au 20 avril au Théâtre de la Place.

4 Bruno Tackels, Les écrivains de plateau, Les Solitaires Intempestifs, composés de 5 volumes.

5 Bruno Tackels, Les écrivains de plateau, Tome 4, p. 14.

6 Ibid., p. 21.

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