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La Estupidez par Transquinquennal

20 avril 2012
La Estupidez par Transquinquennal

 Aux origines du collectif, le désaccord

Le collectif d'histoire et d'analyse du théâtre de l'Université de Liège a organisé, sous la houlette du professeur Nancy Delhalle, une masterclass destinée aux étudiants du master en Arts du Spectacle. Visant à problématiser les dimensions dramaturgiques, scénographiques, pédagogiques et dramatiques des processus de création théâtrale, cet atelier, créé en 2010, a fait le pari d'organiser des rencontres avec des metteurs en scène reconnus : Pippo Delbono pour la première édition et Krzysztof Warlikowski en 2011. Cette année, la masterclass est organisée en collaboration avec le collectif belge Transquinquennal, à l'occasion de la présentation de leur dernier spectacle, La Estupidez. Retour sur le déroulement d'un masterclass et la dernière création du collectif.

Masterclass Transquinquennal 2012 :
Partir à la rencontre d'un geste artistique singulier, se faire rassembler théorie et pratique

L'une des grandes forces des ateliers proposés par le collectif d'histoire et d'analyse du théâtre est sa malléabilité ; fruit d'une réelle collaboration entre le geste créateur de l'artiste invité, du spectacle qu'il propose et de la problématique que professeurs, étudiants et artistes souhaitent questionner. La rencontre avec Pippo Delbono, en avril 2010, avait été l'occasion pour les étudiants de réfléchir avec le metteur en scène autour de questions d'histoire et d'esthétique du théâtre, tout en suivant un training très condensé inspiré des recherches d'Eugenio Barba, dirigé par l'un des comédiens de la troupe. La masterclass de 2011, consacrée au travail du metteur en scène polonais Warlikowski, était davantage centrée sur les différents pans de la création d'un théâtre de grand format. Les questions scénographiques, dramaturgiques, chorégraphiques, cinématographiques ont été débattues avec différents membres de l'équipe artistique – très large – du metteur en scène. Différentes rencontres avec l'artiste sont venues ponctuer l'ensemble de l'atelier, étendu sur 10 jours à un rythme immersif et intensif.

La rencontre avec des artistes – metteurs en scène, acteurs, scénographes, dramaturges, ... – est extrêmement féconde pour les étudiants. Elle leur permet de trouver leur place, en tant qu'apprentis chercheurs, penseurs, ou producteurs, face à l'objet de leur étude, à savoir le champ artistique et ses acteurs. L'expérience, incontournable pour des étudiants qui se destinent à travailler en collaboration plus ou moins étroite avec des artistes, est ainsi extrêmement porteuse d'enseignements.

Cette année, la formule est sensiblement différente, preuve du caractère multidimensionnel de cette expérience d'ateliers pratiques. Les étudiants sont cette fois invités à observer une semaine de répétitions du collectif Transquinquennal sur le spectacle La Estupidez : répétitions de différentes scènes, discussions dramaturgiques, changements de décor, réglages sons et lumières, filages techniques, filages arrêtés, etc. Ceci, dans un contexte de création plutôt particulier, puisque Transquinquennal fonctionne en tant que collectif, sans metteur en scène attitré. Les étudiants ont la possibilité de vivre la place de l'observateur, position impliquant certains préalables méthodologiques et épistémologiques : l'orientation du regard, la recherche d'une objectivité maximale, l'affirmation d'un point de vue préalable, la permanence, l'écoute, etc. Être là quand il se passe quelque chose de crucial présuppose aussi de longs moments d'attente et de temps morts ; une expérience qui peut s'avérer difficile pour de jeunes étudiants parfois confrontés pour la première fois au monde de la création artistique. Stéphane Olivier, membre de la compagnie et dramaturge du spectacle, prend néanmoins de son temps pour répondre aux interrogations des étudiants. Preuve de l'investissement considérable de la troupe, chaque étudiant doit remettre un cahier d'observation, qui sera conjointement évalué par Nancy Delhalle et Stéphane Olivier.

Transquinquennal, Rafaël Spregelburd et La Estupidez

Transquinquennal © Mirjam Devriendt 

Transquinquennal4C-Mirjam DevriendtCollectif né en 1989 à Bruxelles, Transquinquennal a pour objectif de travailler sur la multiplicité des formes théâtrales, sur la notion de représentation, le rapport au spectateur, l'ici et maintenant du théâtre. Chaque spectacle se voit comme un défi lancé au collectif, mais aussi aux spectateurs. Les notions de réinvention, de transgression et d'exploration sont centrales dans le travail de la compagnie. Mais surtout, la diversité des expériences proposées – la notion d'expérience est très importante dans le travail artistique par la compagnie bruxelloise, qui ne souhaite pas spécialement verser dans l'intellect ou le pathos – est ce qui définit au mieux le travail de Transquinquennal, à travers des spectacles aussi singuliers que Blind Date, sorte de théâtre rencontre, happening, mais aussi Capital Confiance ou Convives. Au delà du caractère très nettement protéiforme des créations du collectif se dessine la volonté affichée de sortir du théâtre « classique », en cassant le quatrième mur, en responsabilisant le public, ce dernier n'étant non pas vu comme une foule mais comme un ensemble d'individus.

Plus qu'une compagnie, Transquinquennal est avant tout un collectif. Cette philosophie de la collectivité se base sur une double constatation. D'un point de vue théâtral et artistique, c'est le rejet du metteur en scène, figure démiurge qui exige des interprètes tout prenant garde de ne pas trop s'investir personnellement. Plus métaphysiquement et politiquement cette fois, ce désir de fonder leur identité sur le collectif se base sur un constat : à notre époque, un seul individu ne peut plus être le témoin de la complexité du monde. Le collectif se construira alors autour de cette somme d'individus pensants, porteurs de visions du monde différentes. Ce sont ces écarts, ces débats qui serviront de moteur à l'aventure artistique du groupe. Stéphane Olivier, dramaturge pour La Estupidez et membre du collectif, souligne à quel point le désaccord, naturel dans toute décision de groupe, est fondatrice du travail artistique, condition sine qua non pour que se forme un matériau scénique. L'un des membres du collectif s'exprime sur ce processus de travail fondamentalement collectif  :

« Transquinquennal est un collectif. Notre premier engagement politique se trouve là, travailler ensemble sur un pied d'égalité, partager collectivement la création et  l'interprétation de spectacles, défendre la pluralité des sens ou peut être combattre le sens unique. Il ne s'agit pas d'idéologie politique mais bien d'une conception commune de l'activité artistique »1.

Les matériaux textuels proposés par Transquinquennal peuvent aussi bien être le fruit de collaborations – commandes avec des auteurs contemporains (Philippe Blasband, Eugène Savitzkaya, Rudi Bekaert) –, que des adaptations classiques (Shakespeare) et contemporaines, ou encore le fruit d'une écriture collective. Quant à ce nouveau spectacle, il s'agit d'une adaptation de la pièce La Estupidez de l'argentin Rafaël Spregelburd.

Auteur, metteur en scène, comédien, traducteur, dramaturge et pédagogue, Spregelburd endosse une multitude de rôles dans l'univers parfois cloisonné de la pratique théâtrale. Après une formation d'acteur et de dramaturge, il réalise ses premières mises en scène dès 1995. Les spectacles qu'il propose font preuve d'une grande richesse dans leur rapport au texte : textes propres, adaptations d'autres auteurs, parfois même des traductions (notamment pour Harold Pinter, Sarah Kane et Marius von Mayenburg).

La Estupidez, pièce écrite en 2002 par Spregelburd, est la quatrième volet d'une heptalogie inspirée par les sept péchés capitaux de Hieronymus Bosch. Fruit de plus de dix ans de travail d'écriture, l'œuvre est un ensemble de pièces indépendantes, chacun fonctionnant selon des codes d'écriture particuliers, des personnages et une histoire propres. Spregelburg propose une interprétation personnelle aux traditionnels péchés catholiques2 : Inappétence, Modestie, Extravagance, Connerie, Panique, Paranoïa, Entêtement. La Estupidez n'est pas à comprendre comme la stupidité, mais bien  comme la connerie. Et de connerie, il en est presque exclusivement question dans cette pièce. Ensemble de cinq histoires parallèles se déroulant toutes dans des motels sordides de Las Vegas, rassemblant pas moins de vingt-cinq personnages, La Estupidez est un mélange de formes et de genres : mélodrame, sitcom, road-movie, séries américaines des années 70, théâtre de l'absurde, etc. « La Estupidez est une comédie. Sur fond d'apocalypse », nous dit Marcial Di Fonzo Bo, traducteur de l'oeuvre de Spregelburd, mais également metteur en scène, qui nous propose d'ailleurs actuellement une adaptation d'un autre volet de cette heptalogie : La Paranoïa3. Transposition du péché d'avarice, la pièce se présente comme une immersion dans le milieu de l'argent et des filles faciles propre à la cité du vice. En nous proposant une adaptation de La Estupidez, Transquinquennal poursuit la réflexion amorcée sur l'argent dans Capital Confiance en 2010.


 

1 Daniel Loayza, « Titre en jeu. Notes sur Convives, En d'autres termes et le théâtre selon Transquinquennal » in Jouer le jeu. De l'autre côté du théâtre belge, dir. Benoît Vreux, Luc Pire, 2009, p. 98.

Les matériaux textuels proposés par Transquinquennal peuvent aussi bien être le fruit de collaborations – commandes avec des auteurs contemporains (Philippe Blasband, Eugène Savitzkaya, Rudi Bekaert) –, que des adaptations classiques (Shakespeare) et contemporaines, ou encore le fruit d'une écriture collective. Quant à ce nouveau spectacle, il s'agit d'une adaptation de la pièce La Estupidez de l'argentin Rafaël Spregelburd.

Auteur, metteur en scène, comédien, traducteur, dramaturge et pédagogue, Spregelburd endosse une multitude de rôles dans l'univers parfois cloisonné de la pratique théâtrale. Après une formation d'acteur et de dramaturge, il réalise ses premières mises en scène dès 1995. Les spectacles qu'il propose font preuve d'une grande richesse dans leur rapport au texte : textes propres, adaptations d'autres auteurs, parfois même des traductions (notamment pour Harold Pinter, Sarah Kane et Marius von Mayenburg).

La Estupidez, pièce écrite en 2002 par Spregelburd, est la quatrième volet d'une heptalogie inspirée par les sept péchés capitaux de Hieronymus Bosch. Fruit de plus de dix ans de travail d'écriture, l'œuvre est un ensemble de pièces indépendantes, chacun fonctionnant selon des codes d'écriture particuliers, des personnages et une histoire propres. Spregelburg propose une interprétation personnelle aux traditionnels péchés catholiques2 : Inappétence, Modestie, Extravagance, Connerie, Panique, Paranoïa, Entêtement. La Estupidez n'est pas à comprendre comme la stupidité, mais bien  comme la connerie. Et de connerie, il en est presque exclusivement question dans cette pièce. Ensemble de cinq histoires parallèles se déroulant toutes dans des motels sordides de Las Vegas, rassemblant pas moins de vingt-cinq personnages, La Estupidez est un mélange de formes et de genres : mélodrame, sitcom, road-movie, séries américaines des années 70, théâtre de l'absurde, etc. « La Estupidez est une comédie. Sur fond d'apocalypse », nous dit Marcial Di Fonzo Bo, traducteur de l'oeuvre de Spregelburd, mais également metteur en scène, qui nous propose d'ailleurs actuellement une adaptation d'un autre volet de cette heptalogie : La Paranoïa3. Transposition du péché d'avarice, la pièce se présente comme une immersion dans le milieu de l'argent et des filles faciles propre à la cité du vice. En nous proposant une adaptation de La Estupidez, Transquinquennal poursuit la réflexion amorcée sur l'argent dans Capital Confiance en 2010.

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Le collectif et l'écriture de plateau

Spregelburd, avec ce texte rassemblant de multiples intrigues et de nombreux personnages, présentant une forme extrêmement particulière, tant au niveau de l'assemblage des différents récits, des niveaux narratifs que de la mise en page pour le moins particulière, semble particulièrement bien se ranger sous la tendance des écrivains de plateau, telle que conceptualisée par Bruno Tackels4. Loin de vouloir créer rétrospectivement une école ou une catégorie d'écrivains, Tackels semble plutôt, par l'appellation écrivain de plateau, souligner comment « le texte théâtral ne se féconde que dans l'étroite proximité du plateau »5, en pensant par là aussi bien aux créations originales (Castellucci) qu'aux adaptations de textes déjà existants (Vassiliev).

Le travail du collectif Transquinquennal ne pourrait-il pas lui-même être qualifié d'écriture de plateau ? Tackels souligne à quel point la position d'écriture de plateau est consécutive de la disparition progressive du metteur en scène – figure marquant une dichotomie très nette entre l'écriture du texte, d'une part, et son adaptation par un tiers, d'autre part –, laissant place à des écrivains, « dont le médium et la matière proviennent essentiellement du plateau »6. En travaillant aussi bien sur l'écriture collective, l'adaptation de classiques et de contemporains, en souhaitant centrer leur travail sur la forme scénique et en faisant de chaque membre du collectif, de chaque acteur présent sur le plateau, un créateur à part entière, Transquinquennal semble relever d'une démarche très claire d'écriture de plateau. Mais, surtout, la compagnie pose la question du possible rapport entre le collectif et cet autre mode de fonctionnement par rapport au texte théâtral. De nombreuses caractéristiques les rassemblent : rejet de la position du metteur en scène, travail majoritairement collectif,  volonté d'ancrage sur le plateau, un ensemble de créateurs, etc. L'écriture de plateau et les collectifs ne seraient-ils en somme que deux représentants d'une même (r)évolution de l'acte de création au théâtre ?

C'est ce genre de questionnements, de prises de position, permis par des entretiens avec des artistes et des observations de terrain, qui rendent féconds cette série de masterclass inaugurée il y a trois ans par le collectif d'histoire et d'analyse du théâtre. Elle ne présuppose pas une simple rencontre avec les artistes, mais une véritable problématisation du rapport théorie-pratique, et prépare donc les étudiants à leurs professions de demain, que celles-ci soient davantage liées à la production ou à la recherche universitaire.

Transquinquennal semble vouloir proposer un travail sur la multiplicité et l'éclatement et ce, à différents niveaux : le travail du texte, les rapports au spectateur, la mise en avant du collectif, l'importance accordée au désaccord ou le travail de la forme scénique. La Estupidez semble s'inscrire dans cette logique de recherche, en nous proposant un texte aux contours décalés, mû par une volonté de problématisation du monde, mais toujours dans la ferme volonté de nous offrir, à nous spectateurs, une véritable expérience de théâtre.

Kevin Jacquet
Avril 2012

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Kevin Jacquet est chroniqueur indépendant, diplômé en Art du Spectacle. Il commence une thèse de doctorat consacrée au théâtre.


La Estupidez, du 24 au 28 avril, Théâtre de la Place (Pôle Image de Liège).



2 Orgueil, Avarice, Envie, Colère, Luxure, Gourmandise, Paresse.

3 Du 18 au 20 avril au Théâtre de la Place.

4 Bruno Tackels, Les écrivains de plateau, Les Solitaires Intempestifs, composés de 5 volumes.

5 Bruno Tackels, Les écrivains de plateau, Tome 4, p. 14.

6 Ibid., p. 21.


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