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La renaissance d’Espace Nord

19 avril 2012
La renaissance d’Espace Nord

« Un projet atypique entre la Bibliothèque de la Pléiade et Marabout »

espacenordNée en 1983 chez Labor, Espace Nord, la collection de poche destinée à mettre en valeur le patrimoine littéraire belge francophone, a été reprise en 2008 par les Éditions Luc Pire. Puis revendue deux ans plus tard à la Communauté française de Belgique (devenue la Fédération Wallonie-Bruxelles) qui, suite à un appel d’offre, en a confié la gestion fin 2011 à une association formée par la maison d’édition belgo-française Les Impressions Nouvelles et Cairn.info, portail internet de publications de sciences humaines et sociales fondée par quatre maisons d’éditions (une belge et trois françaises) et par un laboratoire de l’ULg, Le Lentic. Tanguy Habrand, éditeur aux Impressions Nouvelles et assistant à l’Université de Liège au sein du Département des Arts et Sciences de la Communication, commente ce rachat et parle de l’avenir de la collection.

Pourquoi et dans quelles circonstances Les Impressions Nouvelles ont-elles repris Espace Nord ?

Cela fait plusieurs années que nous suivions les vicissitudes de la collection, ballotée d’éditeur en éditeur, et le tapage médiatique autour de ses prétendues renaissances. Quand j’étais en Romanes, Jean-Marie Klinkenberg nous initiait en grande partie à la littérature francophone belge à travers Espace Nord et d’une certaine façon, j’ai toujours associé les deux. Sans parler du rôle fondateur de Jacques Dubois au principe de la collection. Le fait qu’Espace Nord se trouve pris en otage du marché éditorial était d’autant plus lamentable, et nous souhaitions intervenir d’une manière ou d’une autre. Lorsque la Fédération Wallonie-Bruxelles, devenue propriétaire d’Espace Nord en 2010 en vue de sauver la collection, a lancé un appel d’offre relatif à sa gestion, il nous a semblé que le moment était venu. Non seulement l’expertise et la reconnaissance des Impressions Nouvelles nous paraissaient à la hauteur du projet, mais nos sympathies personnelles pour Espace Nord ont rapidement transformé en nécessité ce qui aurait pu n’être qu’une simple réponse à un appel d’offre.

Pourquoi en association avec Cairn.info ?

La plupart des éditeurs sont aujourd’hui en mesure de se lancer à peu de frais dans le numérique, mais cette conversion s’accompagne rarement d’une vision. À ce titre, la société Cairn.info, d’abord spin-off de l’ULg, a pu montrer ce qu’il est possible de faire dans le domaine des sciences humaines à partir du moment où l’on cesse de considérer le numérique comme un gadget ou un faire-valoir. Nous avons multiplié les séances de travail avec Marc Minon, son directeur, dans les bureaux de Cairn.info, dans le quartier du Longdoz, pour coécrire notre réponse – une réponse inattendue d’une certaine façon, car on collabore en définitive assez peu dans l’édition. Le partage des tâches est globalement le suivant : nous nous occupons de l’éditorial au sens traditionnel et Cairn.info travaille le numérique, l’impression à la demande et le site web. Mais la plupart de ces tâches sont réalisées en concertation.

Quelle est votre philosophie de cette collection ?

Espace Nord est un projet atypique, quelque part entre la Bibliothèque de la Pléiade et Marabout. De la première, on retiendra la rigueur et la constitution d’un Patrimoine. Du second, des livres accessibles, un format de poche, une attention portée au monde scolaire et un esprit ludique. La mission éducative d’Espace Nord est primordiale, et il faut d’autant plus prendre du bon temps avec cette collection. Notre philosophie est à la croisée de deux chemins arides, le savant qui tombe des mains et le mercantile qui vous saute au visage. De là, tout est possible et nous ne voulons pas enfermer Espace Nord dans une pièce étroite. Peut-être est-ce là l’une des influences les plus prégnantes des Impressions Nouvelles, dont l’une des singularités réside dans le décloisonnement, le transgenre, le refus des catégories contraignantes. Nous avons à l’esprit des projets qui dépassent le livre au sens strict, permettront d’ouvrir la collection à d’autres formes éditoriales ou créeront résolument la surprise sans renier pour autant la portée patrimoniale du catalogue.

Quel est votre contrat avec la Fédération WB ? Quel est le cahier des charges ?

Très pratiquement, nous sommes tenus de commercialiser le fonds Espace Nord, de gérer le stock et les contrats, de promouvoir la collection et de publier un nombre minimum de titres chaque année – huit réimpressions annuelles de titres épuisés et huit nouveautés sur proposition d’un comité éditorial – accompagnés d’une lecture critique en fin de volume. Nous agissons « pour le compte » de la Fédération Wallonie-Bruxelles et assumons donc toutes les tâches d’un éditeur classique, mais le fait que la collection (la marque, le stock, les contrats) appartienne à l’État empêche de facto toute forme de dérive. Par exemple, nous ne pourrions pas procéder à une liquidation de stock sans autorisation préalable. Au quotidien, cette situation permet également de travailler certains aspects en collaboration étroite avec les pouvoirs publics.

Quel est le rôle du comité éditorial ?

Le comité éditorial veille à l’intégrité et au renouvellement d’Espace Nord. Selon nous, il était important que ce comité soit un carrefour professionnel (l’université, l’écriture, la librairie, les bibliothèques, l’enseignement), géographique (la capitale et la province) et générationnel, un lieu de rencontre entre des sensibilités diverses. Il compte dans ses rangs Paul Aron, Françoise Chatelain, Anouk Delcourt, Rony Demaeseneer, Laurent Demoulin, Caroline Lamarche, Christian Libens, Jean-Luc Outers, Pierre Piret et Rossano Rosi. Les compétences du comité sont principalement mises au service du programme des nouveautés d’Espace Nord, de la qualité de l’appareil critique des volumes et du rayonnement de la collection.

Comment allez-vous redynamiser la collection ?

La première étape consiste à rétablir la confiance des libraires, des enseignants et des lecteurs. Il nous faut d’abord travailler à cela en profondeur, rappeler qu’Espace Nord est une collection vivante et sur laquelle on peut compter. C’est en ramenant Espace Nord au cœur des pratiques enseignantes, tant dans le secondaire qu’à l’université, que nous pourrons rendre à la collection son statut de référence. Tous les témoignages que nous recevons sont à cet égard très encourageants : Espace Nord a parfois déçu, souvent manqué, et sa restauration comme outil et fonds de qualité est très attendue.

Voulez-vous élargir son public potentiel ?

Si nous gardons constamment à l’esprit le fait que le monde scolaire est une cible privilégiée d’Espace Nord, la richesse du fonds actuel, soit près de trente ans de travail éditorial, dépasse de loin le seul cadre de l’enseignement. Des auteurs tels qu’André Baillon, Georges Simenon, Marie Gevers, Henry Bauchau, Pierre Mertens, Marcel Thiry, François Emmanuel ou Jean-Claude Bologne méritent autant d’être lus pour eux-mêmes qu’en vue d’être étudiés. Par conséquent, nous visons la communauté des lecteurs, d’où l’importance d’avoir un bon distributeur tant en Belgique (Interforum) qu’en France (CDE SODIS).

Quatorze titres viennent d’être réédités. Comment s’est fait leur choix ? L’équilibre entre le classique et le récent ?

Quand nous avons commencé notre mission, au mois de décembre 2011, nous nous sommes fixé comme objectif de marquer le coup par une présence réelle à la Foire du Livre de Bruxelles, titres et site web (http://www.espacenord.com) à l’appui. Notre choix s’est porté sur une sélection de titres épuisés depuis des mois alors qu’ils ne cessaient d’être demandés en librairie. On retrouve effectivement un mélange de classique (Maeterlinck, Un mâle de Camille Lemonnier ou Malpertuis de Jean Ray) et de nouveau (Le Jour du chien de Caroline Lamarche, La Grande Nuit d’André-Marcel Adamek ou La Femme manquée d’Armel Job), mais aussi la volonté d’acter d’emblée la variété des genres (le roman, le théâtre, la poésie, l’essai avec Les Mots et les Images de René Magritte par exemple) ou la présence des femmes dans la collection (Caroline Lamarche, Nous deux / Da solo de Nicole Malinconi, Le Bonheur dans le crime de Jacqueline Harpman).

Pourquoi quatre fois Maeterlinck et pourquoi Bruges-la-morte disponible dans de nombreuses collections de poche ?

Maurice Maeterlinck est une figure centrale du catalogue à laquelle nous sommes particulièrement attentifs. L’année 2011 a marqué le centenaire de son Prix Nobel et nous fêtons cette année les 150 ans de sa naissance. D’où la réimpression de Pelléas et Mélisande, de Petite Trilogie de la mort, de La Princesse Maleine et du Trésor des humbles. Et nous réimprimerons également L’Oiseau bleu en août. Quant à Bruges-la-morte, de Georges Rodenbach, c’est loin d’être la première fois qu’une œuvre, a fortiori du domaine public, existe dans plusieurs collections. Ce titre porte le numéro 37 et constitue de ce fait un des témoignages des débuts d’Espace Nord, auquel il est largement associé. Nous n’allions donc pas renoncer à ce titre sous prétexte que d’autres éditeurs le proposent également et avons, bien au contraire, profité de l’occasion pour en proposer une version illustrée.

Quel est votre projet au point de vue rééditions et nouveautés ?

Sachant qu’un tiers du catalogue est actuellement épuisé, nous avons décidé de monter le nombre de réimpressions à quarante au cours des deux années à venir. Nous entrerons dès le mois de mai en rythme de croisière avec la publication de deux titres par mois et une alternance entre les rééditions et les nouveautés. Les premières nouveautés verront le jour au mois d’octobre, car il faut du temps pour la rédaction des « lectures » en fin de volume. À l’heure où je vous réponds, les contrats des nouveautés du mois d’octobre sont en cours de rédaction ou de signature, il est donc un peu tôt pour les annoncer.

Avez-vous revu la présentation ?

Ne voulant pas ajouter à la dispersion, nous avons décidé de conserver la maquette la plus récente, en y apportant de petits aménagements. Le plus manifeste réside dans la réhabilitation du premier logo de la collection, le fameux « tampon Espace Nord » qui a marqué une génération de lecteurs. Comme nous n’avions pas de version numérique de ce logo, nous avons scanné la couverture d’un des premiers titres de la collection, puis retravaillé le scan en Photoshop et en Illustrator. Quand finalement le logo nous est apparu vectorisé, plein écran, parfaitement lisse et sur fond blanc, c’était comme une résurrection – la certitude totalement infondée que plus rien ne pourrait nous arriver, que nous avions rempli notre mission.

Des livres des Impressions Nouvelles passeront-ils en Espace Nord ?

S’il s’avère qu’un auteur ou un titre publié aux Impressions Nouvelles en vient à être considéré comme faisant partie du patrimoine littéraire francophone belge et que le comité de pilotage de la collection appuie cette option, la démarche n’a rien d’illégitime en soi. Les Impressions Nouvelles publient de la littérature francophone belge et nous n’allons pas ajouter une clause dans les contrats passés avec nos auteurs : « En publiant ce livre ici, je renonce à peut-être un jour être publié ». Mais le contrat passé avec la Fédération Wallonie-Bruxelles, la vigilance du comité et notre sens de l’auto-analyse font qu’Espace Nord ne pourrait en aucun cas devenir la collection de poche des Impressions Nouvelles.

En quoi consiste le service de numérisation et de réimpression à la demande ?

Comme l’accès à la collection Espace Nord dans son intégralité nous semblait constituer un enjeu de premier ordre, nous avons défini avec Cairn.info un programme qui nous permettra, d’ici quelques mois, de rendre disponible l’ensemble des titres épuisés sans recourir à l’impression traditionnelle. Le système d’impression à la demande est un atout majeur en ce qu’il permet de contourner la logique selon laquelle, en édition, une impression ne devient rentable qu’à partir d’un certain nombre d’exemplaires. Ici, l’imprimeur travaille, grâce à l’impression numérique, sur un nombre très réduit d’exemplaires, voire n’imprime que les exemplaires commandés par un acheteur. Quant à l’édition numérique, nous allons proposer petit à petit des titres Espace Nord au format epub. Sous réserve d’accord des ayant-droits, tous les titres de la collection seront donc disponibles à moyen terme, grâce à la combinaison de l’impression traditionnelle, de l’impression à la demande et de l’édition numérique. Évidemment, nous ne pourrons pas aller à l’encontre de la volonté des auteurs déçus, que les turbulences d’Espace Nord ont déjà incité à reprendre leurs droits. Mais en dehors de ces quelques cas, nous avons fait de la disponibilité de tous les titres un des grands principes de notre mission.

Michel Paquot
Avril 2012

crayongris2 Michel Paquot est journaliste indépendant.


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