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Le Nom de la Rose, un roman aux multiples niveaux de lecture

22 March 2012
Le Nom de la Rose, un roman aux multiples niveaux de lecture

Umberto EcoVingt ans après sa traduction française, Le Nom de la Rose, le premier roman d’Umberto Eco (docteur honoris causa de l’Université de Liège depuis 1989) publié en 1980 en Italie, reparaît augmenté de L’Apostille au Nom de la Rose paru en 1985, sorte de commentaire de l’œuvre et de son processus d’écriture, ainsi que d’une préface inédite où l’auteur signale les quelques modifications apportées au manuscrit originel, principalement liées à de rares anachronismes ou à certaines citations latines. François Provenzano, élève de Jean-Marie Klinkenberg, chargé de cours en Science du langage et rhétorique à l’ULg, qui a suivi une partie des enseignements du sémiologue à Bologne, apporte quelques clés de lecture du roman.

Le titre du roman, Le Nom de la Rose, est extrait d’un vers du De contemptu mundi de Bernard de Morlaix (12e siècle). En 1327, dans une abbaye bénédictine située entre la Provence et la Ligurie, admirée de tout l'Occident pour la science de ses moines et la richesse de sa bibliothèque, un moine est trouvé assassiné. D’autres suivent, un par jour en l’espace d’une semaine, dans des circonstances extrêmement troublantes. À la demande de l’Abbé, l'ex-inquisiteur Guillaume de Baskerville, franciscain anglais venu  s’accorder avec les légats pontificaux sur la question de la pauvreté du Christ, va mener l’enquête. Il est secondé par son jeune secrétaire, Adso de Melk, un novice bénédictin qui rapporte le détail de ces journées dans un manuscrit qui constitue le roman lui-même. Ils peuvent circuler partout, sauf dans la bibliothèque située au dernier étage de l’abbaye et régentée par l’ancien bibliothécaire aveugle, Jorge de Burgos. C’est dans ce climat de plus en plus lourd, fait de non-dits et de méfiance, que survient Bernard Gui, impitoyable inquisiteur missionné par le pape.

Diriez-vous qu’il existe deux Umberto Eco, d’un côté le sémiologue, de l’autre le romancier, s’adressant à deux publics différents ?

François Provenzano : Je pense qu’il existe une intersection importante entre ces deux groupes de lecteurs. Le Nom de la Rose peut en effet se lire à bien des niveaux différents, et notamment à celui de la sémiotique dans le prolongement des travaux développés ailleurs par Umberto Eco. Il peut être lu comme un polar, accrocher par son intrigue, mais aussi comme un roman sur la civilisation médiévale ou comme un roman sémiologique puisqu’il développe toute une réflexion sur l’importance et la signification des symboles, sur la façon dont le sens structure la vie d’une communauté. Par ce livre, Eco est ainsi l’un des rares écrivains à parvenir à combiner une reconnaissance grand public aussi large avec une vraie légitimité littéraire.

Nom de la RosePourquoi ce roman a-t-il connu un tel succès ?

Pour peu que l’on s’intéresse au Moyen-Age, au roman policier ou à la sémiologie, chacun y trouvera son compte. C’est l’une des raisons du succès. Une deuxième tient, me semble-t-il, à son jeu sur les codes narratifs. Il met en scène la littérature elle-même et notre rapport à elle. Mélanger les codes narratifs, c’est nous faire réfléchir sur nos habitudes de lecture, sur ce qu’est la littérature. C’est aussi un livre qui, tout en possédant un ancrage historique et géographique très fort, aborde des problématiques qui traversent les siècles : le fondamentalisme, le rapport à l’interdit, la bibliothèque comme reflet d’une vision du monde, lieu de tous les savoirs et en même temps de tous les interdits, etc. C’est un roman sur ce qu’est la civilisation occidentale et sur ses héritages.

Le thème du labyrinthe est aussi omniprésent.

Il est, avec la bibliothèque, l’autre face d’une même médaille. Ces deux motifs structurent tout le roman à l’instar d’une bonne partie de la civilisation occidentale dans son rapport au savoir. Ils résument le paradoxe de la question du savoir qui est  à la fois ce vers quoi on tend avec frénésie et appétit et ce qui peut mener à la destruction ou faire l’objet d’interdits, de censures.

Un autre sujet qui habite le roman est la cécité, la question, liée à toute intrigue policière, de ce que l’on voit et ne voit pas.

Il puise dans la mythologie, chez Borgès – une des grandes références de l’auteur –, dans la littérature fantastique… Eco a le don pour mettre en musique les grands mythes qui traversent la civilisation occidentale, pas seulement la littérature.

Peut-on dire que Le Nom de la Rose est un faux roman policier ?

Il y a finalement très peu de romans policiers qui s’inscrivent dans les codes du genre et les respectent scrupuleusement. Le propre de ce type de romans est plutôt de jouer avec ces codes, de les détourner. C’est ce que fait Umberto Eco : en cela Le Nom de la Rose est un vrai roman policier. Eco pousse l’expérimentation assez loin : il joue sur le point de vue narratif, sur les temporalités – la chronologie des journées est jalonnée de flash-backs et d’anticipations –, sur l’intrigue. Il met le lecteur dans la position d’une quête du savoir quelque part un peu frustrée, vouée à l’échec. Le Nom de la Rose est en cela un très bon roman policier.

On connaît l’intérêt d’Umberto Eco pour la littérature populaire. C’est cela, pensez-vous, qui l’a conduit à écrire un roman ?

Ce qui traverse tout son travail, ses livres plus pointus comme celui sur l’histoire de la beauté plus vulgarisateur, est de considérer qu’il n’existe pas de frontière entre ce qui serait la culture légitime, élitaire et la culture de masse. Tout son travail consiste à montrer que l’on peut s’adresser à un très large public sans tomber dans la facilité. Et à l’inverse, il est convaincu qu’on ne s’adresse jamais aussi bien aux universitaires qu’en recourant aux codes éprouvés par la culture populaire. Dans ses livres de sémiotique, il multiplie les exemples puisés dans la réalité la plus triviale. Pour lui, les deux cultures se traversent en permanence.

Dans L’Apostille au Nom de la Rose, à la question du personnage auquel il s’identifie le plus, il répond « les adverbes ». Que cache cette boutade ?

Ses personnages sont des créations de fiction et son intervention en tant qu’auteur tient à la façon dont il va modaliser, par les adverbes, la manière dont ils se déplacent dans l’intrigue. L’adverbe c’est ce qui intensifie, euphémise ou déplace le sens. C’est une manière de dire que c’est là qu’il se situe comme auteur. C’est mon interprétation. C’est peut-être aussi une façon de couper court à toute lecture biographique de son livre.

Michel Paquot
Mars 2012 

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Michel Paquot est journaliste indépendant.

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François Provenzano enseigne les sciences du langage et la rhétorique à l'ULg. Ses principales recherches portent sur la rhétorique du discours social



 

Umberto Eco, Le Nom de la Rose, Grasset, traduction Jean-Noël Schifano, 614 pages, 22,90 €


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