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Rossano Rosi : Triangle amoureux et paternité

14 March 2012
Rossano Rosi : Triangle amoureux et paternité

L’écrivain belge Rossano Rosi publie son cinquième roman : original, émouvant, drôle et captivant, Stabat pater noue le triangle amoureux à la question du père.

rosistabatUne œuvre personnelle

Cinq romans publiés depuis 1994, à l’enseigne des Éperonniers d’abord, des Impressions nouvelles ensuite, deux recueils poétiques, l’un au Fram l’autre également aux Impressions nouvelles, des dizaines de poèmes parus dans diverses revues, des articles de critique littéraire : Rossano Rosi est aujourd’hui l’auteur d’une œuvre de grande ampleur et de grande qualité, originale et cohérente, dont on ne parle pas assez. La voix de Rosi, une fois entendue, se reconnaît pourtant aisément : elle est douce-amère et pleine d’humour, parfois grinçante, souvent ludique, toujours très personnelle.

Si la prose s’y distingue de la poésie, ce n’est pas par le ton, identique d’un genre à l’autre, mais par la technique, que Rosi maîtrise avec brio dans chacun de ceux-ci. Quand il écrit un poème, il obéit aux lois de la poésie. Ses vers sont en effet rimés régulièrement : Pocket plan (2008), son dernier recueil en date, est ainsi composé de sonnets et de rondeaux. Il ne s’agit pas pour autant, loin de là, de néo-classicisme, car le contenu de ces poèmes est à la fois contemporain et réaliste, ce qui produit un léger décalage par rapport à leur forme. C’est le monde d’aujourd’hui qui s’y donne à lire en décasyllabes, un peu comme chez Cliff (auquel il rend d’ailleurs hommage dans ce recueil), mais avec un regard bien à lui. Et quand il écrit un roman, il obéit aux lois de la narration et de la construction romanesques. Il raconte une histoire, joue des diverses possibilités narratives (ellipses, prolepses et rétrospections),  ménage du suspense et des rebondissements, construit des personnages, même si, là encore, il le fait de manière quelque peu décalée, comme un lointain descendant de Queneau ou de Beckett. La même subjectivité singulière s’exprime donc avec aisance au moyen de deux types de constructions littéraires différentes : le roman et la poésie. Dans l’un et l’autre domaines, Rossano Rosi évite de se laisser aller à la pure virtuosité dont on le sent capable1. Dans un cas comme dans l’autre, il invente une forme d’équilibre entre une langue littéraire élégante et le langage oral, des coups de patte humoristiques ou narquois griffant le beau style juste avant que celui-ci ne se fige dans sa propre contemplation. Il s’agit donc d’un équilibre nécessairement instable, qui tire sa force, sa cohérence et son originalité de son instabilité même.

Un triangle amoureux aux ramifications incertaines

Venons-en à son cinquième roman, Stabat Pater, qui constitue peut-être sa plus belle réussite à ce jour. Il serait dommage de résumer intégralement ce roman captivant, construit sur une forme de suspense psychologique et amoureux. Un narrateur, dont l’identité ne sera dévoilée qu’en cours de récit, raconte la soirée au cours de laquelle Vasco Neri et sa compagne Grisélidis se rendent chez les parents de celle-ci pour leur annoncer un heureux événement. Le récit semble d’abord quelque peu satirique et drolatique, mais il tourne lentement au tragique avec l’apparition d’un second jeune homme, un Américain nommé Phoenix, qui a peut-être des raisons de revendiquer la paternité de l’enfant à venir… Ce point de départ, que l’on retrouve dans la scène finale du roman, se prolonge par des retours dans le passé de Vasco Neri, dans celui du père de Vasco (baptisé Neri le Vieil par Grisélidis), dans le récit de la relation douloureuse et passionnée entre les amants, mais aussi dans le futur de l’enfant dont est annoncée la conception. La construction est savante tout en étant limpide. Des liens complexes se nouent entre les différents personnages, par exemple entre Vasco Neri et le père de Grisélidis, de sorte que le thème du triangle amoureux (Vasco/Grisélidis/Phoenix) se mêle naturellement, grâce à des associations purement narratives, avec celui de la filiation (plus particulièrement de la paternité : Vasco Neri et Vasco le Vieil, Grisélidis et son père, Vasco et l’enfant à naître). Le suspense qui s’ensuit et les rebondissements qui se succèdent, sans être accompagnés d’aucune digression moralisante, s’en trouvent de facto lourds d’une sourde réflexion sur l’amour, la jalousie et la paternité.

Des personnages singuliers

« Lourds d’une sourde réflexion », disais-je : l’adjectif « lourds » n’est peut-être pas des mieux choisis, car la profondeur du récit n’empêche pas Stabat Pater de demeurer étonnamment léger, sautillant, allègre. Cela est dû en partie à un certain ludisme de l’écriture : emploi d’onomatopées et d’interjections, usage tout à fait singulier de l’apostrophe ou du signe /, phrases qui reviennent comme des refrains, dialogues qui tournent court… Cela est dû aussi aux personnages, dont la construction, tout à fait singulière, est l’une des marques de fabrique et l’une des forces de Rossano Rosi. Ces personnages sont criants de vérité, réalistes, bien distincts les uns des autres. Chacun d’eux se met à exister dans l’esprit du lecteur et ils présentent tous une certaine complexité psychologique : ils sont divisés, contradictoires, à la fois capables d’élan et de mesquinerie, en un mot : profondément humains. Et en même temps, tout en étant subtils, ils sont typés, « stéréotypés » aurait-on même envie de dire si ce terme n’était pas péjoratif, c’est-à-dire stéréotypés à la façon des personnages de Wagner : ils ont des traits caractéristiques forts et constants, comme par exemple le père de Grisélidis qui aime raccourcir les mots au moyen d’aphérèses et d’apocopes. Il entre donc une part de caricature dans leur conception. Mais cette caricature ne renvoie pas à un grossissement du réel : ce ne sont pas des types identifiés par la culture ou la doxa que l’on retrouverait reproduits à gros traits dans le texte. Au contraire, ils sont caricaturaux par exagération de leur singularité propre, la caricature étant interne au récit, sans lien avec une quelconque typologie préétablie. En cela, paradoxalement, ils sont tout à fait originaux. Je ne vois d’autres exemples de ce genre de personnages que chez Beckett ou chez Kafka.

Photo © Pascal Meuwissen

ROSILe roman et la vie

Rossano Rosi est un auteur discret et, même si l’on se rend sur son site Internet, l’on n’apprendra pas grand-chose sur sa vie privée. Néanmoins quelques indices laissent deviner qu’il a mis de lui-même dans l’un de ses personnages. Ainsi, la magnifique photo qui illustre la couverture est-elle décrite, dans le roman, comme étant celle du père de Vasco Neri (donc de Vasco le Vieil). Or, un personnage de fiction ne peut avoir été pris en photo : on imagine donc que l’homme en question, immortalisé en contre-plongée, doit être le père de Rossano Rosi. En outre, un jeu d’allusions relatif aux noms des couleurs en français et en italien permet d’imaginer un lien entre les patronymes Rosi et Neri, comme si Vasco était le double noir du rose Rossano. Enfin, l’Université de Liège n’a pas oublié que c’est en son sein que Rossano Rosi a obtenu un diplôme de romaniste : Vasco Neri obtient le sien à Bruxelles, mais dans la même discipline… L’enquête s’arrête là, faute d’indices supplémentaires. Retenons-en seulement que, pour tout lecteur, la présence de la photo en couverture donne une espèce d’assise autobiographique au propos. Mais, là aussi, Rossano Rosi se montre rusé : il profite de cette assise pour aider le lecteur à croire à son roman et, en même temps, en douce, il met en doute le récit lui-même en usant d’un narrateur improbable, dont on taira ici l’identité, mais qui ne peut ni avoir été témoin de la scène qu’il raconte ni avoir eu accès aux pensées des personnages qu’il met en scène. Rossano Rosi, sur ce plan-là aussi, invente une forme d’équilibre instable, tout à fait original et personnel. Sans doute cette caractéristique participe-t-elle à l’éclatante réussite de Stabat Pater.

Laurent Demoulin
Mars 2012

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Laurent Demoulin est docteur en Philosophie et lettres. Ses recherches portent sur le roman contemporain belge et français, ainsi que sur la poésie du 20e siècle.





1 Dont on le sent et dont on le sait capable… Sa poésie n’a pas toujours été réaliste et rimée : à ses débuts, à l’époque où il avait reçu le soutien de François Jacqmin, elle était plus spectaculairement moderniste et virtuose. Elle s’inspirait notamment de la syntaxe mallarméenne.


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