Culture, le magazine culturel en ligne de l'Universit� de Li�ge


Balzac, sociologue de son temps

01 mars 2012
Balzac, sociologue de son temps

La collection Omnibus réédite en quatre volumes vingt-sept romans issus de la Comédie humaine de Balzac. Figurent dans cette sélection les principaux chefs d’œuvres de l’écrivain tourangeau intégrés dans ses études de mœurs et philosophiques. Parmi les premières, sont reprises des Scènes de la vie privée (La Maison du Chat-qui-pelote), militaire (Les Chouans), de province (Le Lys dans la vallée, Eugénie Grandet, Les Illusions perdues) ou parisienne (Le Cousin Pons, La Cousine Bette, Histoire des Treize, Splendeurs et Misères des courtisanes, Le Père Goriot, Le Colonel Chabert). Parmi les secondes, ont été retenus La Peau de chagrin ou Le Chef d’œuvre inconnu. Valérie Stiénon, qui donne à l’ULg des cours de théorie et critique littéraire en suppléance ainsi que de question de poétique sur Roland Barthes, est l’auteure d’une thèse sur les physiologies littéraires en vogue à l’époque balzacienne, des études de mœurs illustrées généralement satiriques. Elle resitue le romancier dans l’histoire de la littérature et évoque quelques-unes des raisons de sa prestigieuse postérité.

Pourquoi dit-on de Balzac qu’il a inventé le roman moderne ?

Il existe plusieurs éléments de réponse. La force de son projet romanesque, d’abord, qui est justement d’être programmatique, d’avoir été pensé selon une architecture d’ensemble comprenant des catégories à développer. La Condition humaine est vécue comme une totalité articulée en parties et sous-parties. Son apport au genre romanesque qui, avant lui, était déprécié, ensuite. Le roman était en effet considéré comme un divertissement facile, voire une lecture coupable. Balzac le revalorise, en partie en lui donnant un projet cognitif. Il veut en effet connaître la société dans ses aspects les plus divers en intégrant dans son cycle différents sous-genres : le conte, l’étude de mœurs, la nouvelle, le tableau, la physiologie (qui se situe entre l’essai et le roman), etc. Sa grande nouveauté est aussi d’intégrer le temps présent qui n’est pas considéré, à cette époque, comme noble. Il raconte en effet son histoire au présent alors que le grand modèle de l’époque, qu’il voulait d’ailleurs imiter, était Walter Scott, grand maître du roman historique.

Quand est né son projet de la Comédie humaine ?

Il en parle d’abord dans sa correspondance avec Madame Hanska et, en 1842, il écrit un avant-propos qui mentionne déjà des catégories dont certaines vont rester vides ou incomplètes. La Comédie humaine est conçue comme un édifice pensé avant d’être consolidé. Si on exclut ses textes de jeunesse, dont certains écrits sous pseudonymes, il a rassemblé toute son œuvre  sous ce système qui fait globalement sens et déborde le cadre romanesque. Il intègre le roman à l’essai, multiplie les registres de discours et de connaissances très différents. C’est ce mélange qui donne sa force à son propos. Et l’articulation des études de mœurs, analytiques et philosophiques est progressive. Les premières rendent compte des effets, les secondes des causes et les troisièmes des principes, chacune de ces catégories devant s’appuyer sur et dépasser la précédente.

Sa Comédie humaine possède-t-elle aussi une dimension sociologique ? Dans quelle mesure raconte-t-elle son époque ?

Balzac nous propose presque une sociologie avant l’heure. Les romans exposent et suivent la progression des positions des personnages sur l’échiquier socio-politique. Balzac nous donne les moyens pour comprendre le moteur de l’évolution sociale. Il pense les rapports humains essentiellement sous l’angle de la lutte pour la survie, en grande partie sous l’influence du darwinisme social et du lamarckisme qui se développent à cette époque. Jacques Dubois, dans son ouvrage sur les romanciers du réel, a rendu compte de l’œuvre de Balzac sous l’angle de la mobilité des classes sociales. D’un point de vue historique, ses romans se passent sous la Restauration et mettent face à face l’aristocratie et la bourgeoisie montante.

balzac 1 balzac 2 balzac 3 balzac 4

Il a aussi créé des archétypes : Rastignac, Vautrin, Grandet, Goriot, etc.

S’il s’intéresse aux espèces sociales et à leur évolution, il fonde aussi des configurations psychologiques. Ses personnages sont très individualisés, porteurs d’attributs bien précis et plusieurs d’entre eux reviennent de romans en romans. Il a créé des types, des figures représentatives de certains profils de personnages. C’est par ce travail qu’il a donné à son œuvre une dimension universelle qui traverse le temps.

Lui-même est un provincial arrivé à Paris. Comment ces deux univers se retrouvent-ils dans son œuvre ?

Paris est, pour lui, le lieu de la modernité, la province, celui des archaïsmes, des résistances, des limitations. Il appréhende la capitale sous l’angle du mythe. Elle lui apparaît comme le lieu de tous les possibles, de la gloire, de la réussite, de la réalisation sociale. Alors que ses romans montrent aussi que s’y juxtaposent la misère la plus noire et la richesse la plus ostentatoire.

Pourquoi l’argent occupe-t-il une telle place dans son œuvre ?

C’est le principal moteur de mobilité sociale et la première préoccupation de la bourgeoisie ascendante. D’où la place importante occupée par la figure du banquier, en corrélation avec celle de l’usurier d’ailleurs. Ces deux types fonctionnent de pair.

On qualifie parfois des romans de « balzaciens ». Qu’est-ce que cela signifie ?

Je pense que c’est une référence à une forme de réalisme même si Balzac a intégré les influences d’autres esthétiques, tel le romanisme. Un roman balzacien met en scène des personnages avec des fiches signalétiques bien déterminées, qui traversent les espaces sociaux, dont les trajectoires vont évoluer. Balzac avait l’ambition d’observer la société sous ses multiples aspects, d’écrire une œuvre-monde.

D’où, peut-être, l’importance des descriptions...

Ses longues descriptions ont une fonction explicative, didactique. On trouve aussi des digressions, de nombreuses parenthèses informatives qui participent à son projet scientifique.

Quel lien peut-on établir entre la Comédie humaine et les Rougon-Macquart ?

Zola a également voulu donner une cohérence à son cycle. Mais le retour des personnages ne se fait pas de la même manière que chez Balzac. Celui-ci, comme le dit Roland Barthes dans ses derniers cours au Collège de France consacrés à la question de l’écriture du roman, plante un personnage qui est susceptible par « marcottage » de faire souche ailleurs, d’avoir dans un livre futur une plus grande importance. Chez Zola, l’évolution est essentiellement familiale, héréditaire.

Quel roman de Balzac conseilleriez-vous en priorité ?

J’ai une petite affection pour Les Illusions perdues. Il figure la vie littéraire d’une manière très précise, avec ses instances, ses éditeurs, ses modes de sociabilité, ses valeurs (l’opposition littérature/journalisme)… Mettant à plat les rouages de la valeur littéraire et de sa fabrication, ce roman donne de la littérature une image peu courante à une époque qui sort du romantisme où ce sont au contraire le génie poétique, le sacrifice pour l’écriture qui sont mis en avant, bien loin des tractations financières et des considérations matérielles qui, pourtant, sous-tendent la production littéraire.

Les cinéastes de la Nouvelles Vague étaient de grands lecteurs de Balzac dont ils se réclamaient. Rivette a lui-même adapté Le Chef d’œuvre inconnu sous le titre de La Belle Noiseuse. Pourquoi cette parenté ?

On peut en effet – mais avec beaucoup de précautions –  considérer qu’il existe une esthétique cinématographique en œuvre chez Balzac. Pas seulement par son recours à la scène ou à la saynète qui permet des échanges dialogués, sur le vif, mais aussi dans sa façon de poser les décors avec ses descriptions minutieuses et d’individualiser les personnages avec leurs signes distinctifs, leurs attributs symboliques. Il y a là un traitement presque visuel de la matière romanesque.

Michel Paquot
Mars 2012

crayongris2


Michel Paquot est journaliste indépendant.

microgrisValérie Stiénon est Chargée de Recherches du FNRS en littérature des 19e, 20e, 21e siècles et sociologie de la littérature.


� Universit� de Li�ge - https://culture.uliege.be - 26 avril 2024