L'artiste entrepreneur, un travailleur au projet

Conclusion

En conclusion, il ressort de cet article que les artistes entrepreneurs, travaillant au projet, doivent pouvoir manipuler et maîtriser différents éléments-clés – la multi-activité, le recours à un « noyau dur » de clients, le développement des compétences et l'intégration dans des réseaux – pour s'ancrer de manière durable dans le secteur et développer leurs activités.

 Il est également intéressant d'élargir la réflexion sur le travail au projet au-delà du milieu artistique. De plus en plus de secteurs se basent sur une organisation du travail analogue. Les mutations de l'emploi ont fait apparaître un modèle d'emploi flexible et instable caractérisé par une augmentation des contrats de courte durée mobilisant des travailleurs précarisés sur des missions ou des projets45.

Dans ce contexte, nous voyons apparaître un nombre croissant de « travailleurs pauvres » qui, tout en ayant un emploi, ne parviennent généralement pas à acquérir une réelle autonomie financière ni une indépendance sociale. Cette situation est vécue tant par des travailleurs peu qualifiés se situant en bas de l'échelle sociale46, comme dans les services de nettoyage ou de gardiennage, que par des « intellos précaires », d'un niveau de formation relativement élevé, occupant pour certains des métiers valorisés mais confrontés à des situations d'intermittence, notamment dans l'univers du journalisme ou de la recherche47. Si ces « intellos précaires » peuvent en retirer un certain épanouissement personnel, être dans une certaine mesure maîtres de leur temps ainsi que de leurs tâches et aspirer à une stabilisation de leur employabilité (plus leur réputation grandit et leurs réseaux s'étendent), les travailleurs peu qualifiés ont peu à gagner avec ce mode de fonctionnement. Au contraire, ils y ont même perdu beaucoup d'acquis sociaux de ces dernières décennies en termes notamment de sécurisation de l'emploi : leurs conditions de travail sont dégradées et leurs salaires sont généralement peu élevés. De plus, ces formes de travail atypiques donnent rarement accès à une protection sociale ajustée, comme cela existe en partie dans le milieu artistique48.

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Il semble donc impératif de réfléchir à un modèle de protection sociale prenant en compte les particularités de ces nouvelles formes d'emploi atypiques et de contrebalancer les effets néfastes de l'hyper-flexibilisation de l'emploi. Car l'intermittence n'est pas systématiquement synonyme de précarité, c'est plutôt le cadre social et réglementaire qui l'entoure qui peut la rendre précaire. Pour protéger davantage le travail au projet, un objectif serait de « se doter d'un droit du travail adapté et [de] promouvoir la plus haute des protections pour le travailleur ; [cela sous-entend de ne pas accepter la précarisation comme étant inéluctable mais de] défendre, sur le terrain même de l'intermittence, une ‘‘constitution'' du travail, respectueuse des conditions de vie et protectrice des personnes49 ».

Il s'agit donc, avec l'extension des formes de travail atypiques, de sécuriser les parcours professionnels. L'idée serait de rendre compatible mobilité (ou flexibilité) et sécurité. Un nouveau compromis social devrait être trouvé, avec un redéploiement des droits et des protections sociales50. Ces idées sont partagées par SMartBe qui, en tant qu'Association professionnelle des métiers de la création, milite entre autres pour une adaptation du droit du travail à l'intermittence et au travail au projet des entrepreneurs dans les secteurs de la création. SMartBe défend aussi l'accès effectif à la sécurité sociale des travailleurs salariés pour les artistes, techniciens et créateurs free-lances et leur intégration dans les dispositions particulières de la réglementation du chômage visant à une « protection de l'intermittence51 ». SMartBe favorise le statut de salarié tout en sécurisant l'exercice des activités intermittentes et en limitant au maximum les tâches administratives, tout en respectant les rythmes spécifiques des artistes et créateurs travaillant au projet. Nous pouvons nous demander s'il n'y a pas lieu d'envisager des adaptations profondes du système actuel de sécurité sociale en se dirigeant vers un système basé plus sur l'individu que sur le statut d'emploi, donc plus adapté aux mutations de l'emploi et aux situations d'intermittence, puisqu'il se fonde sur la sécurisation des trajectoires professionnelles individuelles52.

 

Sarah de Heusch, Anne Dujardin et Héléna Rajabaly

 

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Sarah de Heusch est sociologue. Elle a été chargée au sein du Bureau d'études SMartBe de co-réaliser la recherche sur les services à la production artistique en Région Wallonne. Elletravaille aujourd'hui au développement international de la Fondation SMartBe

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 Anne Dujardin est économiste. Après avoir été chercheur au Centre déconomie sociale de l'ULg, elle mène des recherches socio-économiques au sein du  Bureau d'études SMartBe sur le travail des artistes et des professionnels des métiers de création.

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Héléna Rajabaly est  démographe, elle mène des recherches socio-économiques au sein du Bureau d'études SMartBe sur le travail dans le secteur artistique et culturel. 

 



46 Voir p. 221 de cette publication, Krzeslo, E., « Prestige et misère de l'intermittence. Artistes et prolétaires dans le nouveau discours managérial ».
47 Rambach, A. et Rambach, M., Les nouveaux intellos précaires, Stock, Paris, 2009.
48 Menger, P.-M., 2005.
49 Nicolas-Le Strat, P., 2004, p.5.
50 Castel, R., 2007, p. 431.
51 La « protection de l'intermittence » est un régime spécifique (régime dit du bûcheron) aux personnes qui travaillent exclusivement dans des contrats de courte durée comme c'est le cas des artistes intermittents. Ce régime permet de neutraliser la période de chômage.
52 Pour en savoir plus, se référer à Jurowicz, J. et De Wasseige, A., « Enjeux et perspectives », dans SMartBe, L'artiste au travail : état des lieux et prospectives, SMartBe/Bruylant, Bruxelles, 2008, pp. 329-332.

 

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