L'artiste entrepreneur, un travailleur au projet
artiste-gestionnaire

Les artistes entrepreneurs, lorsqu'il sont (co-)porteurs de projet, doivent pouvoir également s'imposer comme des leaders possédant une « intuition créatrice » et comme des coordinateurs, pour rassembler des personnes très disparates autour d'un même projet, sur une période de temps limitée36. Ils doivent en outre disposer de compétences relationnelles – y compris la capacité à rédiger des discours, à compléter des dossiers, à donner leur avis, etc. – et pouvoir s'impliquer dans la construction de leur carrière « par [leur] capacité à expliquer [leur]  œuvre  et à s'investir dans la promotion de [leur] travail37 ». Ces caractéristiques soulignent toute l'importance du savoir-être dont doivent disposer ces porteurs de projet.

Ainsi, le profil-type d'un artiste entrepreneur est d'être adaptable, flexible, polyvalent, autonome, mobile, bon communicateur, sachant prendre des risques et capter les bonnes sources d'information, ayant intuition et talent, l'esprit ouvert et curieux, donnant de sa personne, ayant un bon carnet d'adresses, étant bien inséré dans des réseaux professionnels, capable d'engager les autres et de réunir des personnes d'horizons variés et enfin, de susciter la confiance38.

Toutes ces qualités sont nécessaires aux artistes travaillant au projet afin de favoriser leur intégration dans des réseaux professionnels. L'appartenance à des réseaux et la notoriété acquise notamment par le jeu des recommandations et la participation à divers projets « reconnus » apportent une sorte de garantie quant aux compétences des travailleurs au projet, étant donné qu'il n'y a pas de procédure de sélection et d'embauche telle que pratiquée habituellement sur le marché du travail salarié, et que le diplôme, en particulier, joue un rôle moins déterminant que dans d'autres secteurs professionnels39.

Le développement des réseaux

 Travailler au projet, c'est mobiliser et mettre en rapport une multitude d'intervenants qui fonctionnent en réseaux. Le réseau des artistes va contribuer en grande partie à assurer la continuité de leurs activités et de leurs revenus. « Le projet est l'occasion et le prétexte de la connexion. (...) La succession de projets, en multipliant les connexions et en faisant proliférer les liens, a pour effet d'étendre les réseaux40 », quelle que soit la nature du projet.

La réussite d'un projet dépend bien souvent de l'existence, de la structuration, de l'envergure et de la densité des réseaux professionnels. Des réseaux denses offrent davantage d'opportunités de collaborations et multiplient les échanges d'informations entre pairs ou avec les partenaires et intermédiaires – sur de nouveaux projets, sur des soutiens éventuels ou sur des moyens d'accès à certaines subventions publiques et privées – tout en créant des liens d'interdépendance entre ces différents acteurs41. Les réseaux sont particulièrement importants dans une forme de travail organisée par projet : ils apportent une certaine stabilité aux travailleurs qui en font partie et permettent de structurer les rapports entre les individus, dans un environnement où les relations d'emploi sont ponctuelles et variables d'un projet à l'autre42. En effet, le réseau « constitue une structure relativement stable de relations formelles et informelles. Il est traversé à la fois par des pratiques institutionnelles et par des pratiques qui ne s'inscrivent pas dans des relations statutaires. Il définit un ensemble de contraintes et de ressources pour l'artiste. (...) L'artiste n'est jamais complètement « saisi » par le réseau et il utilise aussi d'autres formes de ressources (dont les relations familiales sont un exemple). Mais le réseau joue un rôle central dans la carrière, il organise la profession et offre une légitimité à l'artiste par l'action combinée de ses membres et par leur qualité reconnue d'experts43 ».

Les réseaux paraissent donc indispensables pour augmenter la visibilité des artistes travaillant au projet. L'appartenance à des réseaux professionnels contribue en outre à la reconnaissance des artistes à différents niveaux (voir encadré) et leur donne accès à des opportunités d'engagements et de collaborations sur divers projets.


Les différents types de réseaux dans le secteur artistique

On distingue trois types de réseaux professionnels dans le milieu artistique : le réseau local, le réseau marchand et le réseau institutionnel44.

Le réseau local consiste principalement en une autoproduction des artistes et en une reconnaissance des pairs, importante aux yeux des artistes car elle se substitue à la réussite professionnelle. De plus, ce réseau constitue un groupe immédiat de référence et de soutien pour les artistes, en dehors de la concurrence du marché. Sa portée se limite toutefois à la région dans laquelle les artistes mènent leurs activités. Ce critère de proximité peut aussi bien être géographique qu'affectif ou se poser en termes de valeurs partagées. Dans certains cas, le réseau local peut servir de tremplin vers d'autres réseaux plus porteurs dans la sphère marchande. Il revendique enfin un pluralisme des modes d'expression artistique (prônant même une « liberté créatrice totale ») et implique la participation des artistes.

Le réseau marchand, qui se situe davantage entre commerce et tradition artistique, est plus sélectif et se compose des interlocuteurs immédiats des artistes sur le marché de l'art, comme des galeries privées, des éditeurs ou encore des managers. Il se fonde sur un accompagnement des artistes (généralement à un stade déjà avancé de leur carrière) et participe au développement progressif de leur notoriété et d'une réussite commerciale.

 Enfin, le réseau institutionnel recouvre les interventions publiques au travers des commandes et achats publics ainsi que des aides financières à la création, à la diffusion, etc. Il permet aux artistes de se dégager des contraintes du marché, notamment par la réalisation d' œuvre s « moins vendables » (même si la sélection s'effectue sur base de dossiers nécessitant une capacité à rédiger des discours). Ce réseau donne en outre une chance aux jeunes artistes et apporte une grande légitimité à ceux qui en font partie tout en encourageant les vocations.

 



36 Boltanski, L. et Chiapello, E., 1999.
37 Liot, F., 2010, p. 279.
38 Boltanski, L. et Chiapello, E., 1999, p.189.
39 Menger, P.-M., 2005.
40 Boltanski, L. et Chiapello, E., 1999, p.157.
41 Nicolas-Le Strat, P., 2005 ; Menger, P.-M., 2005.
42 Menger, P.-M., 2005.
43 Liot, F., 2010, pp. 179-180.
44 Cette distinction s'inspire largement de l'analyse des réseaux artistiques proposés par Liot, F., 2010.
45 Nicolas-Le Strat, P., « La constitution intermittente de l'activité », Multitudes, 9 juin 2004.

 

 

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