L'artiste entrepreneur, un travailleur au projet
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Ainsi, pour se maintenir dans le secteur, les artistes se constituent un « portefeuille d'activités et de ressources » qui leur permet de contrecarrer les aléas du marché ou de la commande publique20. De ce fait, pour plusieurs raisons, les artistes sont parfois amenés à accepter certains contrats mal ou faiblement rémunérés. D'une part, la nécessité de cumuler les engagements ponctuels sur de multiples projets pour assurer la continuité de leurs activités artistiques21 et d'autre part, la présence d'enjeux artistiques comme la participation à des événements dotés d'un faible budget mais qui apportent des compensations autres que financières (telle que la renommée ou la visibilité).

« Les personnes ne [font] plus carrière mais [passent] d'un projet à un autre, leur réussite sur un projet donné leur permettant d'accéder à d'autres projets plus intéressants. (...) Chaque projet étant par définition différent, nouveau, innovant, se présente comme une opportunité d'apprendre et d'enrichir ses compétences qui sont autant d'atouts pour trouver d'autres engagements22 ». Outre le rôle des instances de légitimation, la notoriété des artistes se mesure aussi à la quantité de collaborations réussies et à la qualité des projets auxquels ils ont participé. Donc, multiplier les projets et les clients permet aux artistes d'augmenter leurs chances d'engagements futurs et de prévoir de nouveaux projets.

Le recours à un « noyau dur » de clients

 Il existe néanmoins des mécanismes de consolidation des relations flexibles d'emploi dans le secteur artistique23. Dans certaines circonstances, il arrive que des artistes nouent des liens récurrents et durables – bien que discontinus – avec un « noyau dur » de clients24. D'un projet à l'autre, ceux qui se révèlent compétents sont réengagés. Au fil du temps, les collaborations successives avec un même client favorisent la poursuite de la relation d'emploi et le maintien des artistes sur le marché du travail artistique. Les expériences passées permettent aux artistes et aux clients d'évaluer leur relation, qui peut alors se prolonger dans la durée et se transformer en relation de confiance.

 Il semble donc qu'une pluralité de relations d'emploi coexiste sur le marché du travail artistique, moins désorganisé qu'il n'y paraît. Ces liens privilégiés d'emploi apportent aux artistes une stabilité dans leur carrière, en les exposant moins au risque professionnel et à la concurrence, et démontrent qu'ils ne sont pas tous interchangeables. Les artistes peuvent ainsi privilégier des projets plus ambitieux ou novateurs plutôt que « courir le cachet ». Par ailleurs, ces relations répétées de travail contribuent à une meilleure productivité – les clients et les porteurs de projet ayant déjà collaboré ensemble – ainsi qu'à une réduction des coûts liés à la recherche de nouveaux travailleurs25. Ces travailleurs confirmés sont donc loin de la figure de « l'artiste bohême » sans attache et libre de tout engagement. Leur activité intermittente se caractérise plutôt par une « discontinuité continue » où se succèdent de manière plus ou moins constante engagements et projets26. Cette continuité des relations professionnelles, ainsi que la nécessaire affinité artistique et personnelle entre parties prenantes d'un projet, expliquent probablement en partie l'imbrication des rapports personnels dans les rapports professionnels27.

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Cependant, cette promesse de réembauche est tributaire du contexte d'incertitude spécifique au secteur artistique et dès lors du grand turn-over des clients28 ; ces derniers n'incarnent généralement pas une « figure durable, persistante, presque institutionnelle, comme ce pourrait être le cas sur des segments plus capitalistes de l'économie29 ».

De plus, on remarque que « l'embauche engendre l'embauche, créant ainsi une très forte polarisation du marché entre une minorité accumulant les emplois et les autres30 ». Ainsi, cette segmentation inégalitaire du marché – tant en termes de revenus qu'en termes de volume de travail – favorise les collaborations entre artistes et clients selon les degrés de réussite dans chaque discipline artistique. Le secteur artistique est l'un des secteurs où la quantité de personnes qui « vivotent » est inversement proportionnelle au nombre de personnes qui « réussissent » et gagnent énormément, traduisant la dualité du marché de travail artistique.

La diversification des compétences

Dans la pratique de leurs activités, les artistes travaillant au projet acquièrent et développent une série de nouvelles compétences « sur le tas » au fil des multiples projets qu'ils entreprennent. Ils doivent jongler en permanence avec de multiples compétences pour mener à bien leurs projets, se professionnaliser et gérer leur carrière : tantôt en termes de créativité – par exemple, en maîtrisant certaines techniques spécifiques à leur discipline artistique, tantôt en termes de flexibilité ou de communication31.

À l'instar des entrepreneurs ou des travailleurs indépendants, ils doivent également posséder certaines compétences de gestion, notamment pour gérer leur « portefeuille de clientèle32 ». En effet, il incombe aux travailleurs porteurs de leurs propres projets de trouver par eux-mêmes les collaborateurs avec qui ils s'associent ainsi que les clients et commanditaires pour lesquels ils vont effectuer des prestations ou qui seront prêts à financer leurs projets. Il subsiste néanmoins une forme de subordination entre les travailleurs au projet et leurs clients ou commanditaires qui demeurent en attente de résultats ; la hiérarchie est cependant déplacée à l'extérieur d'une organisation en tant que telle33.

De plus, les artistes travaillant au projet doivent faire preuve de grandes capacités d'adaptation pour s'intégrer dans des équipes qui se recomposent à chaque projet34 . Ils doivent aussi être capables de prendre des risques pour assurer le développement de leur activité et démontrer une volonté de s'affirmer dans un environnement incertain. Ils y parviennent grâce à leur engagement et à leur motivation vis-à-vis de leur pratique professionnelle qui leur procure généralement sens et épanouissement personnel35.

 

 

 


 
 
20 Menger, P.-M., 2009.
21 Menger, P.-M., « Marché du travail artistique et socialisation du risque : le cas des arts du spectacle », Revue française de sociologie, vol. 32, n°1, 1991, pp. 61-74.
22 Boltanski, L. et Chiapello, E., 1999, p.144.
23 Menger, P.-M., Les intermittents du spectacle, EHESS éditions, Paris, 2005.
24 Pilmis, O., 2007.
25 Menger, P.-M., 1991.
26 Nicolas-Le Strat, P., 2005.
27 Voir à ce sujet, SMartBe, 2010b et OPALE/CNAR CULTURE, « Artistes du spectacle vivant, comment vivez-vous les évolutions de votre pratique artistique ? », Premiers résultats de l'enquête 2010, Paris, 2011.
28 Menger, P.-M., 2009.
29 Pilmis, O., 2007.
30 Menger, P.-M., 1991, p. 69.
31 Greffe, X., Arts et artistes au miroir de l'économie, Éd. UNESCO/Economica, Paris, 2002 ; Menger, P.-M., 2009.
32 Hillaire, N., éd., L'artiste et l'entrepreneur, Cité du Design Éditions/Université de Nice Sophia Antipolis/ ADVANCIA/NEGOCIA, Saint-Étienne, 2008 ; Menger, P.-M., 2009.
33 Boltanski, L. et Chiapello, E., 1999.
34 Menger, P.-M., 1991 ; OPALE/CNAR CULTURE, 2011.
35 Menger, P.-M., 2009.

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