L'artiste entrepreneur, un travailleur au projet

Qu'est-ce qu'un travailleur au projet ?

Une  œuvre – que ce soit une représentation, un album, une exposition ou autre – est par définition un projet. Lorsque les artistes envisagent leur carrière, ils le font généralement au travers d'une succession de projets ponctuels. Nous pouvons définir un projet comme un « effort complet, non répétitif et unique, limité par des contraintes de temps, de budget et de ressources ainsi que par des spécifications d'exécution conçues pour satisfaire les besoins d'un client9 ». Travailler au projet implique « la possibilité de mobiliser uniquement pour le temps nécessaire à la réalisation d'un projet, une force de travail susceptible d'activer ses compétences dans un processus coopératif à chaque fois différent10 ». Un projet étant par nature ponctuel et défini dans le temps, les travailleurs doivent être capables de s'adapter aux conditions de réalisation de chacun des projets : à la fois la variation des équipes, des clients, des conditions de travail et des rémunérations.

Dans le cadre du travail au projet, certains travailleurs sont à l'origine du projet, le montent, le dirigent et le mènent à bien avec l'aide d'autres participants. Les porteurs du projet s'apparentent alors à de véritables auto-entrepreneurs11. De manière générale, l'entrepreneuriat peut se définir comme le fait de créer, gérer et développer une entreprise12. La particularité des entrepreneurs dans le secteur artistique tient en effet à plusieurs éléments. Tout d'abord, ils produisent des biens « culturels », qui s'inscrivent dans un marché distinct du marché « classique » ; d'autre part, ce sont souvent des personnes motivées par l'objet même de leur activité et par son aspect créatif, sans nécessairement en attendre un retour direct en termes de rétributions13. L'artiste entrepreneur peut alors s'entendre comme « une personne qui crée ou commercialise un produit ou service culturel ou créatif et qui utilise les principes entrepreneuriaux pour organiser son activité créative d'une manière commerciale14 ».

On retrouve également la figure hybride des « salariés-employeurs » dans le secteur artistique, qui traduit l'idée des artistes entrepreneurs désireux de mener à bien leurs propres projets. Ces travailleurs cumulent la discontinuité, la variabilité et la disponibilité du salarié et de l'entrepreneur, tout en refusant de s'identifier à l'un comme à l'autre. Ils ne sont en effet ni des salariés « classiques », ni des entrepreneurs comme nous l'entendons traditionnellement, ni des travailleurs indépendants15. Ils cumulent les différentes fonctions et compétences, sans pour autant se réduire à aucun de ces statuts. Ils sont tantôt porteurs du projet, tantôt parties prenantes en tant que participants. Ces travailleurs se situent en effet dans une « zone grise », c'est-à-dire entre salariat et indépendance16. Bien que dans une relation de travail avec un client, tel un salarié vis-à-vis de son employeur, ils doivent assumer les caractéristiques du travailleur indépendant : autonomie, flexibilité, prise de décision, initiative, gestion de projets et responsabilité, comme nous le verrons plus en détail ultérieurement.

Comment le travail au projet se caractérise-t-il ?

Le travail au projet dans le secteur artistique reprend les modes de fonctionnement de la « cité au projet » décrits par Luc Boltanski et Eve Chiapello17. Tout au long de son parcours professionnel, l'artiste travaille de manière autonome avec une multiplicité de clients et des équipes de travail à géométrie variable selon les projets. Ces relations d'emploi ponctuelles dessinent un environnement professionnel incertain caractéristique du travail hyper-flexible18.

Mais qu'est-ce que le travail au projet implique concrètement pour les artistes et professionnels des métiers de la création qui veulent vivre de leur activité ? Nous décelons quatre éléments-clés qui favorisent la pérennisation des carrières des artistes et créateurs travaillant au projet : la multi-activité, le recours à un « noyau dur » de clients, la diversification des compétences et enfin, le développement des réseaux professionnels.

La multi-activité

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Travaillant comme des free-lances, les artistes ne peuvent que rarement prévoir leur employabilité à long terme. L'irrégularité et la faiblesse des revenus liés à la pratique de leur discipline empêchent nombre d'artistes de vivre de leur art. En réponse à cet environnement incertain, les artistes entreprennent des activités secondaires, proches ou éloignées de leur savoir-faire principal. Ils combinent alors des prestations artistiques, para-artistiques et non artistiques. De plus, ils multiplient leurs sources de revenus en accumulant, outre des revenus du travail – salarié ou indépendant –, des revenus issus de droits d'auteur et droits voisins, des apports provenant de la famille, du conjoint ou encore des aides publiques ou privées. Cette diversification des ressources leur procure une relative stabilité financière. Pour conserver un sentiment de « liberté créatrice » dans leur pratique, certains artistes – souvent en début de carrière – acceptent néanmoins de vivre dans des situations professionnelles précaires.

La multiplication des activités traduit également une volonté des artistes d'intégrer le secteur, de se professionnaliser mais aussi de gérer leur carrière. Les activités secondaires servent avant tout à financer l'activité artistique « de vocation » et sont généralement considérées comme occasionnelles, voire alimentaires, bien qu'elles perdurent bien souvent tout au long de la carrière et peuvent parfois occuper une place importante comparable à un second métier19. Enfin, ne négligeons pas les activités non rémunérées – par exemple, l'échange de services, les phases de création, d'expérimentation et de répétition ou encore la formation – qui sont autant d'éléments- clés dans le développement de la carrière des artistes, non seulement pour se faire connaître et étendre leur réseau mais aussi pour affiner leurs compétences dans un secteur qui évolue rapidement.




9 Kerzner, H., Applied Project Management, John Wiley & Sons, New-York, 2001, cité par Condor, R. et Hachard, V., « Management de projet et entrepreneuriat : pistes de réflexion pour la conduite du projet entrepreneurial », Working Paper n°53, École de management de Normandie, 2007, p. 6.
10 Corsani, A. et Lassareto, M., 2008, p.76.
11 Le terme d'auto-entrepreneur provient du terme anglais « self employment » et désigne le cas de l'entrepreneur travaillant seul, qui crée son propre emploi. Le terme d'auto-emploi est également utilisé pour désigner cette situation. Pour plus d'informations, voir Levratto, N. et Servenin, E., « Être entrepreneur de soi-même après la loi du 4 août 2008 : les impasses d'un modèle productif individuel », Revue internationale de droit économique, vol. 23, n°3, 2009.
12 Notons toutefois qu'il ne faut pas confondre entrepreneuriat et entrepreneurship qui décrit plutôt un comportement, une manière de diriger une entreprise afin de croître et de prospérer. C'est pourquoi l'emploi du terme d'entrepreneur dans le secteur artistique ne fait pas consensus. Voir HKU, La dimension entrepreneuriale des industries culturelles et créatives (note de synthèse), Hogeschool voor de Kunsten Utrecht, Utrecht, 2010.
13 Menger, P.-M., Le travail créateur : s'accomplir dans l'incertain, Gallimard/Seuil/EHESS, Paris, 2009.
14 HKU, La dimension entrepreneuriale des industries culturelles et créatives (note de synthèse), Hogeschool voor de Kunsten Utrecht, Utrecht, 2010, p. 2.
15 Corsani, A. et Lassareto, M., 2008.
16 Supiot, A., « Les nouveaux visages de la subordination », Droit Social, n°2, février 2000.
17 Boltanski, L. et Chiapello, E., Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999.
18 Pilmis, O., « Des "employeurs multiples" au "noyau dur" d'employeurs : relations d'emploi et concurrence sur le marché des comédiens intermittents », Sociologie du travail, n°49, 2007, pp. 297-315.
19 Liot, F., 2010.

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