Stephanos Stephanides

La présence anglaise sur l'île de Chypre est relativement récente. Si nous oublions Richard Cœur de Lion, roi à vrai dire très peu anglais, qui l'avait conquise au 12e siècle pour aussitôt la laisser à l'Ordre des Templiers (qui lui-même, très vite, la vend à la famille de Lusignan), ce n'est qu'en 1878 qu'elle passe sous protectorat britannique. Comme un peu partout dans le monde, le pouvoir britannique s'est ingénié à créer ou renforcer les divisions. À majorité hellènophone de religion orthodoxe, elle a fait partie de l'empire ottoman pendant plus de trois siècles. Elle comprend une minorité turque musulmane – et depuis l'intervention militaire de la Turquie en 1974 (elle-même déclenchée par un coup d'état de partisans du rattachement à la Grèce, soutenu par le régime des colonels), elle est divisée entre une partie nord contrôlée par la Turquie (qui s'est auto-proclamée en République turque du nord de Chypre en 1983) et la république de Chypre, seul état reconnu par la communauté internationale, qui est devenu membre de l'Union européenne en 2004.

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Officiellement colonie britannique de 1925 à 1960, Chypre n'était pas une colonie de peuplement et les langues de l'île sont le grec et le turc, mais l'anglais s'était imposé dans l'enseignement et est resté bien présent. Dans le cas de Stephanos Stephanides, c'est aussi le hasard de l'existence qui, en l'arrachant très tôt à l'île de son enfance, l'a lancé dans l'écriture en anglais. Il est né en 1949, dans une petite ville de la plaine centrale de l'île, Trikomo, aujourd'hui sous contrôle turc. C'est déjà dans les années 50, avant même l'indépendance du pays et les troubles qui s'en sont suivis, que son père l'emmène chez des parents lointains en Angleterre. Il ne retourne à Chypre qu'au début des années 90 et y est professeur de littérature depuis vingt ans. Il n'a encore publié qu'un recueil Blue Moon in Rajasthan and Other Poems. Ce sont des textes délicats, très sensuels, où la mort nourrit la vie. Beaucoup recréent au présent la texture du passé. Stephanides n'est pas encore traduit, mais il sera un des poètes présents lors du Festival de littératures étrangères et de la Biennale de poésie en octobre 2012.

Sentience

bluemoon

For Aşik Mene

So what shall we do for the dead,
to whose conch-bordered
Tumuli our lifelong attraction is drawn
As to a magnetic empire,
Derek Walcott Midsummer XVI

I know this day of May will be the day
The dead will awaken only once
Next spring will be too late
Next month the fragrance of spring
Will fade away into the summer drought
Even the dead do not wait forever
We have prayed one too many times
And if this is to be the day it is to be the day
We feel it in the shudder of the skin
In the redness of the poppy
Everywhere the dead send their messengers
But many turn their heads away in dread
We cannot show our passport
To cross the gate they say
Yet I have to take the road to find you
With my eyes open
Today I know you will not come
In my silent meditation nor in my sleep
But in the exact spot in the sea
Where we feel the sensual bosom of our dead mother
In the aroma of the bush our grandmother used to burn
To bake the bread in her clay oven
Today you will send a stranger to tell me my story
He will first give me fresh lemonade
to quench my thirst
And with a key open the door of the room
Where I was born and where you dreamed your dreams
As you stood on this green balcony
With the sea-breeze in your hair
Looking over rooftops, bell-towers, and minarets
At the road with the acacias and eucalyptus trees
And I will hear you speak in the movement of the wind
Your voice traced by an absent hand
Aşik will kiss me on the cheeks
To tell me he too saw the dead
And with a touch of the hand
I will know I have found the brother
In milk and blood
I had relentlessly forgotten

(June 2003)

Sentience

Pour Ashik Mene

Que ferons-nous donc pour les morts, ceux dont les tumuli bordés de conques exercent sur nous une attraction de toute une vie
comme un empire magnétique,
Derek Walcott Midsummer XVI

Je sais que ce jour de mai sera le jour
Où les morts s'éveillent juste une fois
Au printemps suivant il sera trop tard
Le mois suivant le parfum du printemps
Se dissipera dans la sécheresse estivale
Même les morts n'attendent pas à jamais
Nous avons prié une fois de trop
Et si c'est le jour, c'est le jour
Nous le sentons dans le frisson de la peau
Dans le rouge des coquelicots
Partout les morts envoient leurs messagers
Mais beaucoup détournent la tête apeurés
Nous n'avons pas de passeport
Pour passer la barrière disent-ils
Mais je dois prendre la route pour te trouver
Les yeux ouverts
Aujourd'hui je sais que tu ne viendras pas
Dans mon sommeil ni dans la méditation silencieuse
Mais à cet endroit exact de la mer
Où nous sentons le sein sensuel de notre mère morte
Dans l'arôme des broussailles que brûlait notre grand-mère
Pour cuire le pain dans le four en argile
Aujourd'hui tu m'enverras un étranger pour me raconter mon histoire
D'abord il me donnera de la limonade fraîche pour étancher ma soif
Et d'une clé ouvrira la porte de la chambre
Où je suis né et où tu as rêvé tes rêves
Debout sur ce balcon vert
Le vent de la mer dans tes cheveux
Regardant par dessus clochers bulbeux et minarets
La route bordée d'acacias et d'eucalyptus
Et je t'entendrais parler dans le mouvement du vent
Ta voix tracée par une main absente
Ashik m'embrassera sur les joues
Pour me dire que lui aussi a vu les morts
Et d'une pression de la main
Je saurai que j'ai trouvé le frère
De lait et de sang
Que j'avais pris soin d'oublier.

(Juin 2003)

Christine Pagnoulle
Février 2012

crayongris2

Christine Pagnoulle enseigne la traduction et les littératures anglophones à l'Université de Liège. Ses recherches portent principalement sur la poésie et les littératures des Caraïbes.