Robert Creeley

Robert Creeley puise sa poésie dans l’expérience : fragments de réel, de perceptions, d’échanges et de présences. Un travail profond, carré et fluide à la fois, sur le matériau du quotidien et de la conscience nous donne des poèmes à la fois transparents et énigmatiques, inscrits dans l’espace et le temps.

Robert Creeley est né en 1926 et mort en 2005. Il a vécu au début des années 50 à Majorque avec sa jeune femme et ses enfants, et y a créé une maison d'édition. Il y publia ses amis poètes et la Black Mountain Review. Il a mené une carrière de professeur : il fut d'abord étudiant du Black Mountain College, puis professeur en 1954 et 1955. Le College était une école progressiste et expérimentale, fondée en 1933, et où enseignèrent entre autres Josef Albers, John Cage, Willem De Kooning, Robert Motherwell.

Creeley fut lié à plusieurs groupes et écoles poétiques : les Black Mountain Poets (parmi lesquels Charles Olson, Robert Duncan, Paul Blackburn et Denis Levertov), les poètes Beat (Jack Kerouac, Allen Ginsberg) et la San Francisco Renaissance (Duncan, Jack Spicer), puis les Language Poets (Charles Bernstein, Susan Howe). Ces proximités, tout autant humaines que poétiques, le situent dans la grande tradition moderne américaine, qui trouve son origine dans l'œuvre des aînés William Carlos Williams et Ezra Pound.

Depuis sa première plaquette, parue en 1952, Robert Creeley a publié plus de soixante livres de poésie, parmi lesquels comptent notamment For Love (1962), Words (1965 et 1967) et Pieces (1968), Later (1979), Mirrors (1983). Ses poésies complètes ont été rassemblées dans The Collected Poems of Robert Creeley 1945-1975 (1982) et The Collected Poems of Robert Creeley 1975-2005 (2006).

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Robert Creeley fait l'objet d'une attention éditoriale en France. Il était absent de l'importante anthologie Vingt poètes américains, publiée en 1980 chez Gallimard par Jacques Roubaud et Michel Deguy, mais depuis, l'intérêt de trois poètes permet aux lecteurs francophones d'accéder à son œuvre, à tout le moins pour la première moitié. Le premier fut Jean Daive, qui, en 1997, sous la titre La Fin, a publié chez Gallimard un choix représentatif, essentiellement puisé dans For Love et dans Words, même s'il descend succinctement jusqu'en 1984. Le choix de Martin Richet, publié en 2010 aux excellentes éditions Héros Limite sous le titre Là. Poèmes 1968-1975, vient harmonieusement compléter celui de Daive, puisqu'il illustre d'autres recueils, essentiellement Pieces et A Day Book (1972). Enfin, entre les deux, Stéphane Bouquet a traduit l'intégralité du recueil The Charm (1968) sous le titre Le Sortilège aux éditions Nous (2006). C'est donc dans l'ordre chronologique que la France aborde Creeley, en attendant, on peut l'espérer, un semblable traitement pour les trente dernières années de cette œuvre ample et capitale.

C'est que Creeley compte parmi les poètes modernes les plus importants aux États-Unis. Non seulement par la place institutionnelle qu'il occupe (par ses enseignements, ses critiques et préfaces, les réseaux auxquels il a appartenu, ses activités d'éditeur et de revuiste), mais surtout par la situation de sa poétique, tout à la fois au croisement des mêmes tendances et à distance de celles-ci, dans une originalité qui distingue la grande qualité de son écriture.

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Là : le titre adopté par Martin Richet est judicieux et nomme parfaitement la poétique de Creeley : le poème est , tout comme les choses et les êtres. Pensée, parole, lieu et temps coïncident dans l'expérience du sujet, et le poème a pour objet de le dire :

Réelles comme la pensée / merveilles créées / par possibilité - // formes. Point / à la fin d'une phrase / qui // commencée par c'était / est devenue présent, / présence // disant / quelque chose / en passant. (Dans , trad. M. Richet.)

Tout l'art poétique de Creeley se trouve dans ces quelques vers, les premiers du choix de Martin Richet. Le poème poursuit d'ailleurs :

Aucune forme n'est moins / qu'activité. // Tout est mot - / jours - ou / yeux - // ou avoir lieu / n'est un événement / que pour l'observateur ? // Personne / là. Tous / ici. (Dans , trad. M. Richet.)

Sans didactisme ni détours, en instillant l'expérience même d'une réflexion sur l'expérience à l'intérieur même d'un discours portant sur celle-ci, le poète affirme la primauté poétique des formes, leur être aussi réel que celui des objets et des événements. L'ici, c'est-à-dire la conscience, où tout est mot, contient le monde que perçoit l'observateur, rien ni personne n'étant , c'est-à-dire loin, mais tout étant , c'est-à-dire présent. Présence, présent : temps et lieu, ici et maintenant :

Ici, là, / où / que ce soit. (Dans , trad. M. Richet.)

L'ici et le prennent dès lors toute leur valeur existentielle :

Ici // Ici est / où là / est. (Dans , trad. M. Richet.)

La traduction ne peut entièrement rendre compte du jeu de mots du texte original : Here is / where there / is. Où là est, mais aussi, où il y a. La perception fusionne distance et proximité, la conscience étant le lieu où existe le monde – lequel donne son existence au lieu même qu'habite cette conscience.

Toute la poétique de Creeley joue sur le double sens du mot présent, mais aussi sur celui des formes : forme des choses, formes du poème : L'eau du lac est claire. / Les choses ont des formes malgré nous. (Dans , trad. M. Richet.)

Partant de tels postulats poétiques et métaphysiques, le poème actualise sa dimension temporelle – un discours se développe – et spatiale : les mots se font formes et se disposent. De là provient sans doute le formalisme propre de Creeley, qui pratique régulièrement le vers court, voire très court, groupé en strophes de deux, trois ou quatre vers.

Il n'est pas indifférent qu'un de ses recueils s'intitule Words. Non que la poésie se réduise à l'inanité de simples et pauvres mots. Au contraire, elle fait des mots les signes des choses, du temps et des lieux. Si Creeley nomme les choses par leur nom, c'est pour affirmer l'égalité de toutes choses dans l'expérience de la conscience et dans l'ordre poétique, égalité qui se reflète dans l'ordre linguistique, où tous les mots acquièrent le même droit et la même valeur :

Les mots / sont / un plaisir. / Tous / le sont. (Dans , trad. M. Richet.)

C'est sans doute ce qu'induit la façon dont vers et syntaxe s'articulent : c'est la découpe du vers contre la phrase et pour les mots qui donne un lieu au temps de cette phrase.

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