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Robert Creeley

23 février 2012
Robert Creeley

Robert Creeley puise sa poésie dans l’expérience : fragments de réel, de perceptions, d’échanges et de présences. Un travail profond, carré et fluide à la fois, sur le matériau du quotidien et de la conscience nous donne des poèmes à la fois transparents et énigmatiques, inscrits dans l’espace et le temps.

Robert Creeley est né en 1926 et mort en 2005. Il a vécu au début des années 50 à Majorque avec sa jeune femme et ses enfants, et y a créé une maison d'édition. Il y publia ses amis poètes et la Black Mountain Review. Il a mené une carrière de professeur : il fut d'abord étudiant du Black Mountain College, puis professeur en 1954 et 1955. Le College était une école progressiste et expérimentale, fondée en 1933, et où enseignèrent entre autres Josef Albers, John Cage, Willem De Kooning, Robert Motherwell.

Creeley fut lié à plusieurs groupes et écoles poétiques : les Black Mountain Poets (parmi lesquels Charles Olson, Robert Duncan, Paul Blackburn et Denis Levertov), les poètes Beat (Jack Kerouac, Allen Ginsberg) et la San Francisco Renaissance (Duncan, Jack Spicer), puis les Language Poets (Charles Bernstein, Susan Howe). Ces proximités, tout autant humaines que poétiques, le situent dans la grande tradition moderne américaine, qui trouve son origine dans l'œuvre des aînés William Carlos Williams et Ezra Pound.

Depuis sa première plaquette, parue en 1952, Robert Creeley a publié plus de soixante livres de poésie, parmi lesquels comptent notamment For Love (1962), Words (1965 et 1967) et Pieces (1968), Later (1979), Mirrors (1983). Ses poésies complètes ont été rassemblées dans The Collected Poems of Robert Creeley 1945-1975 (1982) et The Collected Poems of Robert Creeley 1975-2005 (2006).

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Robert Creeley fait l'objet d'une attention éditoriale en France. Il était absent de l'importante anthologie Vingt poètes américains, publiée en 1980 chez Gallimard par Jacques Roubaud et Michel Deguy, mais depuis, l'intérêt de trois poètes permet aux lecteurs francophones d'accéder à son œuvre, à tout le moins pour la première moitié. Le premier fut Jean Daive, qui, en 1997, sous la titre La Fin, a publié chez Gallimard un choix représentatif, essentiellement puisé dans For Love et dans Words, même s'il descend succinctement jusqu'en 1984. Le choix de Martin Richet, publié en 2010 aux excellentes éditions Héros Limite sous le titre Là. Poèmes 1968-1975, vient harmonieusement compléter celui de Daive, puisqu'il illustre d'autres recueils, essentiellement Pieces et A Day Book (1972). Enfin, entre les deux, Stéphane Bouquet a traduit l'intégralité du recueil The Charm (1968) sous le titre Le Sortilège aux éditions Nous (2006). C'est donc dans l'ordre chronologique que la France aborde Creeley, en attendant, on peut l'espérer, un semblable traitement pour les trente dernières années de cette œuvre ample et capitale.

C'est que Creeley compte parmi les poètes modernes les plus importants aux États-Unis. Non seulement par la place institutionnelle qu'il occupe (par ses enseignements, ses critiques et préfaces, les réseaux auxquels il a appartenu, ses activités d'éditeur et de revuiste), mais surtout par la situation de sa poétique, tout à la fois au croisement des mêmes tendances et à distance de celles-ci, dans une originalité qui distingue la grande qualité de son écriture.

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Là : le titre adopté par Martin Richet est judicieux et nomme parfaitement la poétique de Creeley : le poème est , tout comme les choses et les êtres. Pensée, parole, lieu et temps coïncident dans l'expérience du sujet, et le poème a pour objet de le dire :

Réelles comme la pensée / merveilles créées / par possibilité - // formes. Point / à la fin d'une phrase / qui // commencée par c'était / est devenue présent, / présence // disant / quelque chose / en passant. (Dans , trad. M. Richet.)

Tout l'art poétique de Creeley se trouve dans ces quelques vers, les premiers du choix de Martin Richet. Le poème poursuit d'ailleurs :

Aucune forme n'est moins / qu'activité. // Tout est mot - / jours - ou / yeux - // ou avoir lieu / n'est un événement / que pour l'observateur ? // Personne / là. Tous / ici. (Dans , trad. M. Richet.)

Sans didactisme ni détours, en instillant l'expérience même d'une réflexion sur l'expérience à l'intérieur même d'un discours portant sur celle-ci, le poète affirme la primauté poétique des formes, leur être aussi réel que celui des objets et des événements. L'ici, c'est-à-dire la conscience, où tout est mot, contient le monde que perçoit l'observateur, rien ni personne n'étant , c'est-à-dire loin, mais tout étant , c'est-à-dire présent. Présence, présent : temps et lieu, ici et maintenant :

Ici, là, / où / que ce soit. (Dans , trad. M. Richet.)

L'ici et le prennent dès lors toute leur valeur existentielle :

Ici // Ici est / où là / est. (Dans , trad. M. Richet.)

La traduction ne peut entièrement rendre compte du jeu de mots du texte original : Here is / where there / is. Où là est, mais aussi, où il y a. La perception fusionne distance et proximité, la conscience étant le lieu où existe le monde – lequel donne son existence au lieu même qu'habite cette conscience.

Toute la poétique de Creeley joue sur le double sens du mot présent, mais aussi sur celui des formes : forme des choses, formes du poème : L'eau du lac est claire. / Les choses ont des formes malgré nous. (Dans , trad. M. Richet.)

Partant de tels postulats poétiques et métaphysiques, le poème actualise sa dimension temporelle – un discours se développe – et spatiale : les mots se font formes et se disposent. De là provient sans doute le formalisme propre de Creeley, qui pratique régulièrement le vers court, voire très court, groupé en strophes de deux, trois ou quatre vers.

Il n'est pas indifférent qu'un de ses recueils s'intitule Words. Non que la poésie se réduise à l'inanité de simples et pauvres mots. Au contraire, elle fait des mots les signes des choses, du temps et des lieux. Si Creeley nomme les choses par leur nom, c'est pour affirmer l'égalité de toutes choses dans l'expérience de la conscience et dans l'ordre poétique, égalité qui se reflète dans l'ordre linguistique, où tous les mots acquièrent le même droit et la même valeur :

Les mots / sont / un plaisir. / Tous / le sont. (Dans , trad. M. Richet.)

C'est sans doute ce qu'induit la façon dont vers et syntaxe s'articulent : c'est la découpe du vers contre la phrase et pour les mots qui donne un lieu au temps de cette phrase.

collpoems

Il y a une part d'objectivisme dans la poésie de Robert Creeley : même si le sujet n'est pas toujours exclu, il suffit souvent au poème de rapporter les faits, menus ou intimes, pour exister, hors de toute poéticité conventionnelle :

Morceaux de gâteau qui s'effritent / dans la main qui essaie de les / retenir pour en donner / un morceau à chacun des invités. (Dans , trad. M. Richet.)

Mais on le voit, la trivialité de l'anecdote et de chaque phrase n'est pas dénuée d'une portée plus générale, subtilement encryptée :

Comme je le disais à mon / ami, parce que je parle / beaucoup, – John, je // disais, ce n'était d'ailleurs pas son / nom, il fait nuit / noire et que // pouvons-nous faire, / ou alors, devons-nous et / pourquoi pas, acheter cette foutue voiture, // conduis donc, qu'il disait, bon / dieu, regarde / où tu vas. (Dans La Fin, trad. J. Daive.)

Ces prélèvements opérés sur le quotidien, les discours et les relations intimes ou sociales (Ce qu'ils vont encore aller inventer / maintenant, dit la dame) se teintent souvent d'une part d'énigme, nourrie d'ellipse et d'allusion, et qui dénote un certain humour :

 

 

À Kate

Si j'étais toi
et que toi tu étais moi
je parie que tu
le ferais toi aussi.

(Dans , trad. M. Richet.)

Creeley ne dépersonnalise donc pas le poème. Je, tu et nous y sont situés, ou du moins cherchent à se situer par son truchement :

Où nous sommes il doit bien / y avoir quelque chose pour nous situer. // Regarde autour de toi. Que vois-tu / que tu puisses reconnaître. (Dans , trad. M. Richet.)

« Regarder autour de soi » relève d'une perception du monde dans sa structure et ses formes. Poétique et phénoménologie se superposent.

Tout est rythme, / de la porte / qui se ferme à la fenêtre / qui s'ouvre, // les saisons, la lumière / du soleil, la lune, / les océans, la / croissance des choses, // l'esprit des hommes / individuel, il apparaît là / de nouveau, / il pense que la fin // n'est pas la fin, le / temps revient, / eux-mêmes sont morts mais / quelqu'un, un autre vient. // Si dans la mort je suis mort, / alors dans la vie aussi / mortel, mourant... / Et la femme crie et meurt. // Les petits garçons / ne deviennent que les vieillards. / L'herbe sèche, / la force disparaît. // Mais sera retrouvée par une autre / naissance, oh pas la mienne, non, et / en retour meurt. (Dans La Fin, trad. J. Daive.)

Pluie // Choses que l'on voit à travers / une nappe de verre flou, / qui représente, prédestinée, / des conditions de la pensée. // Choses vues à travers / du plastique, nappes de pluie, / arbres pliés dans une nappe / régulière et floue de vision. // Sous pluie, arbres plient, / branches tremblent, feuilles / trempées par l'insistante / pluie, sur tout, partout. (Dans , trad. M. Richet.)

Sa poésie est aussi chant d'amour (un recueil s'intitule For Love) :

Déshabille-toi, mon amour, / Et viens vers moi. // Bientôt le soleil brisera / La mer là-bas. // Et tous nos cheveux seront blancs, mon amour, / Quoi qu'on fasse. // Et toutes nos nuits l'unique, mon amour, / Quoiqu'on sache. (Dans Le Sortilège, trad. S. Bouquet.)

Mais pour Creeley le quotidien est au moins autant la condition d'une expérience de la mort et de la vie :

Four

Before I die.
Before I die.
Before I die.
Before I die.

La mort habite la pensée du poète, comme expérience collective, mais toujours unique et individuelle :

La mort d'un / seul est / aucune. // La mort d'un / seul est / foison. (Dans , trad. M. Richet.)

On mourra / un beau jour, / on sera mort - // ce par quoi le / système / disparaîtra de ma tête - // « mais pourquoi cette / tort- / ure... » comme si // d'autres circonstances / étaient à jamais / à portée. (Dans , trad. M. Richet.)

Vie et mort, incluses l'une dans l'autre, sont l'expérience commune, partagée mais incommunicable :

Personne ne vit / la vie d'un autre - / personne ne sait. // C'est dans le singulier / que le pluriel trouve cohésion / mais l'ignore. // Ici, ici, le corps / crie ses ordres, / fait sa propre éducation. (Dans , trad. M. Richet.)

C'est dans le singulier que le poème puise sa substance et sa vérité – pour autant qu'il puisse en offrir une – partageable sinon universelle.

Laisse-moi voir ce que tu regardes, / derrière toi, de près, ma tête toute / contre toi, laisse-moi regarder ce / que c'est que tu vois, de ton côté. (Dans , trad. M. Richet.)

Située dans l'ici du monde, du langage, de la conscience et de la présence de l'autre, la poésie de Creeley affiche une position nette à l'égard de toute transcendance de la parole poétique et de ses ambitions :

N'écris jamais / pour dire plus / qu'en disant / quelque chose. (Dans , trad. M. Richet.)

Aucune chose n'est moins qu'une chose / ou plus - // pas de soleil / sinon le soleil - // ou d'eau / sinon l'humidité trouvée - // Quelle vérité est-ce / qui rend les hommes si misérables ? // Nos jours de morts / sont singuliers - // Cette vie ne peut être vécue / coupée de ce qu'elle a à pardonner. (Dans , trad. M. Richet.)

S'il y a bien une vérité possible, dans le poème, en conscience de la misère de la vie (liée à la mort), rien ne prétend à sa préexistence ou à sa révélation.

Robert Creeley puise sa poésie dans l'expérience : fragments de réel, de perceptions, d'échanges et de présences construisent un vaste poème éclaté, d'où la métaphore est bannie, où n'a de valeur que la rencontre, du moi et de l'autre, du corps et de l'objet :

Battement de l'eau / contre la main, / qui monte, claque / le bord du ponton - // Air qui s'assombrit, sensation / pesante dans l'air. (Dans , trad. M. Richet.)

Même si – c'est leur condition contingente, héraclitéenne – la perception, la sensation et la situation – la vie – sont éphémères et fugaces :

Tu ne seras plus jamais / là, tu ne verras plus // jamais ce que maintenant tu vois – / toi ; euphémistique, // le je parle tout le temps, veut / qu'un toi puisse tout le temps être . (Dans , trad. M. Richet.)

Il s'en suit que la parole, individuelle, poétique, devient le bien que possède l'homme, et qu'il peut partager :

Le problème // Il peut dire, je / regarde un bateau qui / tire les amarres, un // canot. Il est presque / trois heures de / l'après-midi. Mon épouse // et moi-même sommes / assis sur la véranda / d'une maison à Grand- Case, en Saint Martin, / aux Antilles, / et il le dit. (Dans , trad. M. Richet.)

Robert Creeley n'a rien d'un poète cérébral, et sa poésie n'est pas philosophique. Il ne fut qu'un homme, un poète, aux prises avec la vie et le langage.

Les montagnes maintenant bleues / derrière moi, / comme une géographie du corps et de l'âme / conduite au bord d'une telle vision, // je ne peux l'apaiser / ni m'en détacher, mon esprit paralysé / devant elles / quand la lumière faiblit. // Ce soir laisse-moi partir / enfin loin de tout ce que / je croyais avoir d'esprit, et de toutes les habitudes. (Dans La Fin, trad. J. Daive.)

Cela fait encore sens / de connaître le chant après tout. // Ma sagesse je la porte / en désespoir de cause. // Je suis toute attente, / je suis tout ouïe. // Bientôt tout sera vendu, / je peux rentrer à la maison // seul à nouveau / et tenter d'être un homme. (Dans La Fin, trad. J. Daive.)

Gérald Purnelle
Février 2012

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Gérald Purnelle mène ses recherches dans le domaine de la métrique, de l'histoire des formes poétiques et de la poésie française moderne et contemporaine.


 
 
Références :
Robert Creeley, La Fin, édition bilingue, choix, traduction de l'anglais et présentation de Jean Daive, Gallimard, 1997, 258 p.
Robert Creeley, Le Sortilège, traduit et présenté par Stéphane Bouquet, éd. Nous, 2006, 115 p.
Robert Creeley, Là. Poèmes 1968-1975, traduction de Martin Richet, éd. Héros Limite, 2010, 187 p.


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