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Édouard J. Maunick

22 February 2012
Édouard J. Maunick

De l'Île au monde et du monde en Îles

maunick

« Je suis né  en terre étroite » écrit celui que l'on situe aujourd'hui parmi les tout grands poètes de l'île Maurice. Rien pourtant ne paraît plus étranger à l'homme et au poète que cette notion d'étroitesse qu'il utilise pour qualifier son origine. Ou alors faut-il comprendre que la première de ses « désobéissances au malheur » aura été, en tournant le dos à la langue officielle de sa République insulaire, de se lancer dans la langue française comme on se lance à la mer, non pour renier mais, au contraire, pour aimer d'un amour d'exil son « Île -racine » et la transfigurer par les pouvoirs de la parole poétique ? Certes, oui. Il s'agit de dire, et ce, infiniment, l'amour, la femme, la terre, la mer, la mort, le Père, pour mieux dire le monde des « Îles solstices » et l'homme métis, puisque l'on est soi-même fils du Créole, « lui-même petit-fils de coolies venant des Indes » . C'est pourquoi la langue poétique d'Édouard Maunick se veut « ensauvagée jusqu'au cri de l'image capricorne », parole avant écriture, lieu de métissages langagiers et littéraires, usant tout autant de la langue-colère de l'Antillais Césaire que de la noblesse héritière de l'Africain Senghor. Principalement certes, car il y a aussi tant d'autres voix rencontrées et privilégiées comme sillages sur la mer : Rimbaud, Pierre Emmanuel, Saint-John Perse, Richard Wright, Dylan Thomas, L. Milosz, Lorca, Damas, Tchicaya...

Joseph Marc Davy Maunick, dit Édouard (J.) Maunick est né à Flacq dans l'Île Maurice, le 23 septembre 1931. Diplômé du Teachers' Training Collège, il enseigne de 1951 à 1958, puis devient bibliothécaire en chef à Port-Louis, la capitale. En 1954, il publie son premier recueil de poèmes en langue française, Ces oiseaux du sang, où il exprime sa vérité déchirée. « Ces oiseaux du sang/ ce sang propre à la nuit comme une racine,/ cette nuit étouffée entre deux lumières...[.] Je dirai que les tropiques ont évaporé mon sang. Qu'il ne me/ reste plus que le mensonge du poème. » Mais aussi : « Je dirai que les tropiques m'ont pris en otage./ Le poème seul me délivre ./ J'en ai fait un chant d'esclave qui ronge ses chaînes » .

En 1960, année des indépendances africaines, Édouard Maunick quitte l'île Maurice pour Paris, amorçant une triple carrière de critique, de journaliste culturel, et d'homme public. Il publie divers articles, dont un sur Césaire (1963), un autre sur Tchicaya U'Tam'si (1964), participe à la revue Présence africaine et produit, d'une seule foulée, plusieurs recueils de poèmes parmi les plus importants de son œuvre (qui en comporte plus de vingt à ce jour) :

Les Manèges de la mer (1960-1964) : « Je ne suis pas parti pour oublier/ je suis métis/ la mer indienne jamais ne cèdera à la cité d'aujourd'hui » ;

Mascaret ou le livre de la mer et de la mort (1966) : «  J'habite la mer pour défendre le moi-pays »

Fusillez-moi (1968-1969) : « D'une île ossement/....d'une île cicatrice/... La mer la mer toujours me racontera debout (...) » 

Dès alors, il adhère au discours des frères en poésie qui sentent battre en eux le flux de l'Outre-Mer et il intègre les mots de l'antériorité littéraire de la négritude des plus grands (Césaire, Senghor,...) en accomplissant, Jusqu'en Terre Yoruba... (1970), les voyages symboliques vers le Continent noir, afin de réapproprier les mots, les saveurs, de se découvrir « nègre de préférence » et trouver « les mots-racines rebelles » pour formuler à son tour sa révolte des humiliations de l'Histoire.

La production de cette première décade, pour être d'abord marquée par la rencontre avec la négritude, trouve son originalité dans la passion incessante du poète à trouver son chant intime, contrepoint nécessaire à l'expérience multiple que mène par ailleurs l'homme public. Le dire de l'écriture, intimement, rythme sa « seule vraie légende ».

Durant ces années 60, il est Directeur de Radio Caraïbes Internationale à Sainte-Lucie. En 1962, il rencontre Senghor, Aimé Césaire et Alioune Diop. Il collabore avec la Société Africaine de Culture (SAC) et, avec Pierre Emmanuel, organise en 1964 le Colloque des Écrivains négro-africains, américains et européens dans le cadre du Festival de Berlin.

Dans la décennie 70, il crée et produit chaque semaine des émissions radiophoniques dans Le Magazine de l'Océan Indien et La Bibliothèque du Tiers-Monde, diffusées en Afrique francophone et en Océan Indien. Il co-anime Le Forum des Arts, émission bimensuelle télévisée sur Antenne 2 Paris, de 1976 à 1977, produite par André Parinaud. En 1975, il organise et anime la Rencontre des Poètes de Langue française, co-présidée par Léopold Sédar Senghor et Pierre Emmanuel à la Fondation d'Hautvillers. Cette période marque également une plus grande implication de sa part dans la francophonie culturelle et technique qui n'est pas encore l'institution politique que l'on connaît aujourd'hui.

Au plan de l'écriture, il publie ses poèmes devenus les plus célèbres dont les thèmes déjà connus sont repris dans l'enrichissement somptueux d'un lyrisme de la voix où le devoir de mémoire et de révolte se nuance et s'intériorise d'une méditation sur l'amour, la solitude et la mort. Du chant quasi baudelairien de l'intimité amoureuse que l'on appréciait déjà dans Les Manèges de la mer J'aime te rencontrer dans les villes étrangères/ Où chaque fracas chaque bruit chaque pendule/ dénonce ton corps ballant dans mes poignets/... »), l'on passe au cours des œuvres ultérieures, à une symbolique toujours plus complexe de la « femme », ce qui produit d'heureuses néologies poétiques, transfigurées par le trajet accompli de la souffrance à la lumière. En même temps, les choix formels du poème s'alternent et se conjuguent davantage, rythmant une diversité assumée, moins soumise aux influences de la négritude et soucieuse de la recherche de l'émotion pure.

ensoleille

Le recueil Ensoleillé vif (1975-1976) est l'annonciateur de cette période de maturité. Composé d'une cinquantaine de poèmes numérotés, il module les thèmes de la quête de l'île, de l'amour et l'éloge du métissage rendant un intime hommage au Père, le « premier poète » « ensoleillé vif » par la mort. Et cette autre voix, s'inscrivant désormais secrètement dans la voix du poète, confère à son autre recueil En Mémoire du mémorable (1978-1979) une portée charnelle renforcée, intégrant les variations thématiques dans la longue métaphore filée de la mémoire. L'intime rejoint le cosmique, l'histoire personnelle, la revendication universelle des mondes métis. Les tons césairiens et senghoriens s'y conjuguent mais, en même temps, l'oralité créole y fait toujours davantage surface :

« 1. en mémoire du mémorable/la main cherche à peine l'écorce/dans le lointain la lumière apprend les hanches et les épaules de la mer/ (....) /je ne me défends plus contre la nuit /Cap Malheureux l'a vaincue avant moi/(...)

2. en mémoire du mémorable/ ouvrir toute grande sa gueule/ d'insulé en rupture de malédiction/pour réciter Rimbaud à la sauce séga (...)

3. en mémoire du mémorable/ relire l'Histoire à notre façon. Pagayer en amont jusqu'à l'écorchure/réveiller tous les morts mal enterrés/(...)/ Lumumba hé Malcolm X hé King hé Cabral hé Biko ! »

Ces années et la décennie qui suit correspondent à la maturité dans la carrière professionnelle. Dans la presse écrite, E. J. Maunick est rédacteur en chef de la revue Demain l'Afrique (de 1977à 1978). Puis, de 1980 à 1981, il est expert consultant auprès de l' ACCT (Agence de Coopération Culturelle et Technique). De là, en 1982, il entre à l'UNESCO où il sera Directeur adjoint des Publications, Chef de la Diffusion des Cultures, puis Directeur des Échanges Culturels et Directeur de la Collection UNESCO d'Œuvres Représentatives.

anthologie

À l'orée des années 1990, la création poétique prend chez Maunick une dimension plus réflexive, attitude que confirme l'initiative de son Anthologie personnelle, publiée chez Actes Sud en 1989, où le poète sélectionne lui-même les poèmes de ses recueils qu'il pense, à tort ou à raison, plus significatifs et plus proches de l' « essentiel » . Et cet essentiel, par delà la figure inspiratrice du Père « ensoleillé vif », « souvent, se confond avec la présence de la FEMME reconnue chair lorsque rencontrée pour célébrer l'instant et la durée, baptisée Neige quand rêvée fragile et touchée brûlante, invoquée Terre parce qu'elle est ventre, c'est-à-dire pays anté-natal où j'aimerais dormir, si la mort est bien le sommeil que l'on dit :....je redemande la mise en chair/ comme avant l'enfance. » (« Dire avant écrire », préface à Anthologie personnelle, daté à Paris, février 1988).

Côté carrière, c'est le temps des consécrations officielles. En 1994, Édouard Maunick est nommé Ambassadeur de Maurice auprès du nouveau gouvernement de Nelson Mandela en Afrique du Sud. À l'invitation de la Commission Sud-Africaine des Droits de l'Homme, il rejoint le projet Artists for Human Rights. Et, du côté de la Francophonie, il aura pris le temps d'œuvrer au sein du Haut Conseil de la Francophonie, confirmant ainsi, à un niveau cette fois institutionnel, son engagement envers la langue française.

Loin des charges officielles et des consécrations littéraires1, l'homme-poète pourtant retrouvera son île, celle où tout à commencé. Dès avant, ses derniers recueils, Parole pour solder la mer (1988), Toi, laminaire : italiques pour Aimé Césaire (1990), 50 quatrains pour narguer la mort (2005) annoncent un retour sur l'œuvre accomplie, la première parentèle littéraire et la culture natale. « Solder la mer », ce n'est certes pas renier par l'une de ses métaphores les plus significatives son chant d'exilé ou de « nomade marron » ouvert sur la diversité des mondes. C'est plutôt mettre en perspective l'écriture elle-même au moment du bilan de vie, et effectuer un recentrement du poète sur les sources premières de sa culture créole qui lui ont donné droit d'accès à la langue et à la poésie françaises. Le retour explicite à ses mots, ses saveurs intrinsèques, et au rythme du « sega » fait  « symbiose » (Senghor)  avec les ouvertures langagières acquises en cours d'expérience et d'itinérance. Ceux-ci et celles-là n'auront au reste cessé de rythmer le sac et le ressac d'une passion à dire le « moi-pays », à le porter à la puissance du « mascaret », faisant refluer la mer universelle au cœur de la terre mauricienne. L'homme, de « retour au pays natal » peut poser sa « parole ». Tantôt proférée, tantôt murmurée, l'œuvre est là désormais. Elle s'inscrit au rang des grandes poésies de la langue française vécues et conçues à partir des Suds.

Poème (extrait)

[...]

Soleil couchant épieur d'abysses
tu sais toi que les terres se touchent
sous l'immense vêture océane
que racines marchent d'îles en péninsules
d'archipels en continents d'ici à partout
que tout et tous se rassemblent
d'est en ouest de pôle en pôle
en un seul lieu de chair éphémère...
qu'est-ce à voir sinon la trace
d'un long voyage immémorial 
l'équateur pour unique boussole
et Toi et moi et Nous et les Autres
embarqués entre la vie et la mort
croyant tout savoir et ne sachant rien
l'Histoire cette sorcière nous ayant trahis
à grandes lampées de soi-disant solitude

[...]

 Les Îles solstices, in Edouard J. Maunick, Anthologie personnelle, Actes Sud, 1989, p. 149.

Poème (extrait) :

[...]

6. en mémoire du mémorable c'est ici que s'interrompt le poème à outrance/ lignes sauvées de la mer pour nommer d'autres déserts/mots de bonne haleine de citronnelle froissée/mais aussi mots fracturés/volés pour être violés doux et dansants/ syllabes comme autant de morsures/comme autant de baisers/langue ensauvagée jusqu'au cri de l'image capricorne/pour un équinoxe bien natal/c'est ici le départ ou la mort/l'œil du cyclone en arrêt sur la Femme et sur l'Homme/sur la terre et sur la Mer/qu'en sera-t-il entre la brûlure et la semence/personne ne peut le dire/la Parole est mise en quarantaine/ il faut laisser à Ta chair son frémissement/ à l'Île ses secousses/ c'est dans nos yeux que chavirent les déserts fous/ je ne T'appelle plus/ je ne TE nomme plus/mais je reste éveillé/le temps de mourir la mémoire/ ou de l'ensoleiller plus que vive/ c'est ici que je retrouve ma trace marronne/SOLEIL.

(De l'Île en toi [finale du poème], En Mémoire du Mémorable (1978-1979), in Édouard J. Maunick, Anthologie personnelle, Poésie Actes Sud , 1989, p. [146].

Danièle Latin
Février 2012

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Danièle Latin enseigne la littérature africaine à l'ULg. Ses recherches actuelles portent sur les problématiques linguistiques et littéraires au Sud, spécialement en Afrique sub-saharienne.


 
 
1 Édouard Maunick a reçu notamment le Prix Apollinaire, pour Ensoleillé vif (1977), et, pour l'ensemble de son œuvre, le Grand Prix International de Poésie « Guillevic, ville de Saint-Malo (2001), le Grand Prix de la Francophonie de l'Académie Française (2003), le Grand Prix Léopold Sédar Senghor de poésie (2004).

 
Éléments de bibliographie poétique
  • Ces Oiseaux du sang. Port-Louis: The Regent Press and Stationery, 1954.
  • Les Manèges de la mer. Paris: Présence Africaine, 1964.
  • Mascaret ou le Livre de la mer et de la mort, poèmes. Préface de Jacques Howlett. Paris: Présence Africaine, 1966.
  • Fusillez-moi. Paris: Présence Africaine, 1970.
  • Ensoleillé vif, 50 paroles et une parabase. Préface de Léopold Sédar Senghor. Paris: Éditions Saint-Germain-des-Prés / Dakar: Nouvelles Éditions Africaines, 1976.
  • En Mémoire du mémorable, suivi de Jusqu'en terre Yoruba. Paris: L'Harmattan, 1979. La 2e partie est extraite de Présence Africaine 55 (1965).
  • Désert-archipel, suivi de Cantate païenne pour Jésus-fleuve. Paris: Publisud, 1983.
  • Soweto, Le cap de désespérance. Poème d'Édouard Maunick; noirs et conception de Mechtilt. Paris, Intertextes, 1985.
  • Mandéla mort et vif. Paris, Silex, 1987.
  • Paroles pour solder la mer. Paris, Gallimard, 1988.
  • Anthologie personnelle, poésie. Arles, Actes Sud, 1989.
  • Toi laminaire: italiques pour Aimé Césaire. Rose-Hill: Éd. de l'Océan indien / Sainte-Clotilde, Éditions du CRI, 1990.
  • Elle & Île : Poèmes d'une même passion (préface de Jean Orizet), Paris, Le Cherche-midi, 2002.
  • 50 quatrains pour narguer la mort. Quatre Bornes (Maurice), Bartholdi, 2005; Paris, Seghers, 2006.
 


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