Anthony Braxton - La matière abstraite
Dostoievski est
mort en 1881, vingt ans avant la naissance du jazz. Un jazz dont les convulsions
internes auraient peut-être plu à ses personnages tourmentés. Qu'importe. Il est
des choses dont on ne sait plus, quoiqu'elles vous aient marquées à vie, si vous
les avez réellement lues ou entendues ou seulement fantasmées, rêvées,
imaginées. Ainsi, j'ai beau chercher, je ne trouve plus nulle trace dans la
littérature consacrée à Anthony Braxton, de cette saisissante anecdote
fondatrice : après avoir lu un roman de Dostoievski, le jeune homme aurait
décidé de mettre fin à ses jours, mais avant de passer à l'acte, il aurait
empoigné son saxophone et aurait joué quelques pièces : il aurait alors connu
une de ces révélations réservées dit-on aux seuls épileptiques : l'album For
alto était né et la carrière de Braxton commençait.
J'aime les mythes,
celui-là en particulier, qui évoque un jazz quasi-christique, capable sinon de
sauver l'humanité, du moins de sauver un homme dont l'oeuvre allait partager le
monde en deux : les formidablement pour et les irréductiblement contre. Né en
1945 à Chicago, Anthony Braxton allait participer fin des années ‘60 à la
naissance de l'AACM (Association for Advancement of Creative Musicians), dont il
incarnerait l'aile intellectuelle et « abstraite » quand l'Art Ensemble of Chicago
en constituerait la frange dadaïste et « concrète ». Son premier disque, For
alto, donc, est dédié à Cecil Taylor et John Cage entre autres, ce qui en
dit long sur l'univers musical de référence de ce saxophoniste évoluant aux
marges du jazz. Un jazz qu'il pratiquera pourtant (sur les traces d'Eric Dolphy,
d'Ornette Coleman ou de Lennie Tristano) au sein du groupe Circle (avec Chick
Corea) ou dans de curieux albums de standards pour le label Steeplechase. Les
pontes du bleu allaient pourtant avoir bien du mal à le reconnaître comme un des
leurs.
Compositeur boulimique, improvisateur hors norme, musicologue auteur de
sommes faisant autorité, mystique épris d'égyptologie, Braxton est homme d'excès
et de rigueur. Les titres de ses oeuvres, rébus allégoriques, formules
mathématico-hiéroglyphiques en disent long sur la matière musicale qu'il met en
formes ou qu'il déconstruit. Là où Archie Shepp fait jaillir le feu de la terre
africaine de ses ancêtres, Braxton entend exprimer sa négritude en intégrant
l'écorchure (du son, de la phrase, de l'ambitus) à une culture blanche assimilée
jusqu'en ses fondements les plus profonds. Là où John Zorn fait du collage un
credo halluciné, Braxton superpose ses propres compositions par couches, les
faisant jouer simultanément pour en révéler, au sens photographique, l'essence
plurielle (Ghost trance Music). Emerge un magma sonore étonnamment
concret si l'on mesure le degré élevé d'abstraction de chaque oeuvre isolée.
Braxton : alchimiste solitaire cherchant la pierre philosophale au coeur des
amours chavirées de la flamme et de la glace.
Jean-Pol Schroeder
Août 2009
Jean-Pol Schroeder est Administrateur-délégué de l'asbl Maison du jazz de Liège et programmateur du festival international "Jazz à Liège".