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Anthony Braxton

28 août 2009
Anthony Braxton

Anthony Braxton - La matière abstraite

 
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Dostoievski est mort en 1881, vingt ans avant la naissance du jazz. Un jazz dont les convulsions internes auraient peut-être plu à ses personnages tourmentés. Qu'importe. Il est des choses dont on ne sait plus, quoiqu'elles vous aient marquées à vie, si vous les avez réellement lues ou entendues ou seulement fantasmées, rêvées, imaginées. Ainsi, j'ai beau chercher, je ne trouve plus nulle trace dans la littérature consacrée à Anthony Braxton, de cette saisissante anecdote fondatrice : après avoir lu un roman de Dostoievski, le jeune homme aurait décidé de mettre fin à ses jours, mais avant de passer à l'acte, il aurait empoigné son saxophone et aurait joué quelques pièces : il aurait alors connu une de ces révélations réservées dit-on aux seuls épileptiques : l'album For alto était né et la carrière de Braxton commençait.
 
J'aime les mythes, celui-là en particulier, qui évoque un jazz quasi-christique, capable sinon de sauver l'humanité, du moins de sauver un homme dont l'oeuvre allait partager le monde en deux : les formidablement pour et les irréductiblement contre. Né en 1945 à Chicago, Anthony Braxton allait participer fin des années ‘60 à la naissance de l'AACM (Association for Advancement of Creative Musicians), dont il incarnerait l'aile intellectuelle et « abstraite » quand l'Art Ensemble of Chicago en constituerait la frange dadaïste et « concrète ». Son premier disque, For alto, donc, est dédié à Cecil Taylor et John Cage entre autres, ce qui en dit long sur l'univers musical de référence de ce saxophoniste évoluant aux marges du jazz. Un jazz qu'il pratiquera pourtant (sur les traces d'Eric Dolphy, d'Ornette Coleman ou de Lennie Tristano) au sein du groupe Circle (avec Chick Corea) ou dans de curieux albums de standards pour le label Steeplechase. Les pontes du bleu allaient pourtant avoir bien du mal à le reconnaître comme un des leurs.
 
Compositeur boulimique, improvisateur hors norme, musicologue auteur de sommes faisant autorité, mystique épris d'égyptologie, Braxton est homme d'excès et de rigueur. Les titres de ses oeuvres, rébus allégoriques, formules mathématico-hiéroglyphiques en disent long sur la matière musicale qu'il met en formes ou qu'il déconstruit. Là où Archie Shepp fait jaillir le feu de la terre africaine de ses ancêtres, Braxton entend exprimer sa négritude en intégrant l'écorchure (du son, de la phrase, de l'ambitus) à une culture blanche assimilée jusqu'en ses fondements les plus profonds. Là où John Zorn fait du collage un credo halluciné, Braxton superpose ses propres compositions par couches, les faisant jouer simultanément pour en révéler, au sens photographique, l'essence plurielle (Ghost trance Music). Emerge un magma sonore étonnamment concret si l'on mesure le degré élevé d'abstraction de chaque oeuvre isolée. Braxton : alchimiste solitaire cherchant la pierre philosophale au coeur des amours chavirées de la flamme et de la glace.

Jean-Pol Schroeder
Août 2009

crayon

Jean-Pol Schroeder est Administrateur-délégué de l'asbl Maison du jazz de Liège et programmateur du festival international "Jazz à Liège".


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