Statut social de l'artiste : Deux pas en avant, un pas en arrière ?

Rififi autour du statut social de l'artiste : depuis octobre 2011, l'ONEM se livre à une interprétation plus rigide, jugée discriminante, des dispositions spécifiques d'une loi-programme de 2002, qui avait permis aux artistes de tout poil de bénéficier du même régime de sécurité sociale que n'importe quel travailleur salarié. Dans la foulée, des voix se lèvent. Dont celles de représentants politiques et de SMartBe. En toile de fond, bien entendu, la lutte contre la précarisation de l'artiste, mais aussi la préservation d'une culture vivante et dynamique. Rétroactes.

Décembre 2002, à la veille de Noël. Au Parlement, il est question, ce jour-là, du « statut social de l'artiste ». Un constat général est dressé : le travail de l'artiste dans son acception la plus large ne répond à aucune définition du statut professionnel prévue par notre modèle de sécurité sociale, jugé « trop rigide ». Ce système postule une distinction fondamentale entre, notamment, l'activité professionnelle et non professionnelle, mais également entre salariés, indépendants et fonctionnaires.

Jusqu'alors, seuls les « artistes de spectacle » étaient en mesure d'accéder aux droits généraux ouverts par notre protection sociale, et encore devaient-ils recourir à une fiction juridique : comme ils se trouvaient assimilés à des travailleurs salariés, leur co-contractant se trouvait du même coup désigné comme leur employeur. Un cas isolé. Car quid des « artistes créateurs » ou encore des artistes payés « au cachet » dont, par définition, la rémunération n'est pas liée au temps de travail ? Les prestations de ces artistes sont la plupart du temps intermittentes, de courte sinon même de très courte durée, et pas toujours caractérisées par un lien de subordination avec un donneur d'ordres.

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À l'époque, ils sont nombreux à rappeler que l'artiste, passant d'un projet à l'autre épisodiquement tout au long de sa carrière, est chargé de trouver lui-même ses clients et ses (brefs) contrats. Les contrats à durée indéterminée, autrefois fréquents dans le milieu du théâtre ou de l'orchestre, se sont considérablement raréfiés. L' « artiste-créateur » doit quant à lui, de surcroît, développer ses projets de manière autonome, sans donneur d'ordres, à la manière d'un entrepreneur. Une « nouvelle forme d'organisation du travail » à mi-chemin entre le salariat et l'entreprenariat. Au reste, les activités artistiques, qui nécessitent régulièrement des temps de préparation plus ou moins longs qui ne sont cependant pas rémunérés, sont marquées par une grande irrégularité des revenus, si bien que le statut de « l'indépendant », qui réclame le versement d'importantes cotisations sociales, n'est guère – sinon pas du tout – adapté aux conditions de travail de l'artiste.

Sécurité sociale

Fin 2002 donc, il ne fait aucun doute que notre sécurité sociale n'est que très peu adaptée à la situation économique de l'artiste, marquée par la précarité. Par le biais d'une loi-programme modifiant la loi de 1969 relative à la sécurité sociale des travailleurs, le législateur marque son souhait d'accorder une protection sociale de qualité à ses artistes – interprètes et créateurs, sans discrimination – ainsi qu'à ses techniciens du spectacle. L'objectif est aussi, corollairement, de stimuler l'emploi d'artistes salariés (et donc de limiter le travail au noir).

D'abord, et surtout, cette loi-programme institue un « principe de présomption d'affiliation au régime de la sécurité sociale des travailleurs salariés » en faveur de toute personne qui, bien que n'étant pas liée par un contrat de travail, soit réalise des prestations artistiques soit produise des œuvres artistiques en échange d'une rémunération prodiguée par un donneur d'ordres. Autrement dit, les artistes et techniciens du spectacle travaillant sur commande se voient désormais admis à la sécurité sociale des salariés : soins de santé, pensions, pécule de vacances et allocations de chômage notamment. Autrement dit encore, pour autant qu'il y ait donneur d'ordres, la loi-programme de 2002 met fin à une distinction discriminatoire entre arts du spectacle et arts de la création (prenant donc acte de la multiplicité des formes d'art) et permet à l'artiste de n'avoir pas à démontrer l'existence de quelque lien de subordination avec un donneur d'ordres, contrairement à une relation de travail ordinaire.

Dispositions en matière de chômage

Au début des années 2000,  certains bureaux de l'ONEM avaient assoupli leur réglementation dans le but de prendre en considération la situation spécifique de l'artiste, proposant aux artistes mais aussi aux techniciens du spectacle engagés « au cachet » (rémunération des jours de travail effectivement prestés et, plus rares, les jours utiles à la préparation de la prestation – une répétition, un entraînement) une règle plus souple de calcul des jours de travail requis pour ouvrir le droit aux allocations de chômage. Cette « règle du cachet », que l'ONEM connaissait déjà depuis 1991, propose aux artistes de convertir leur salaire brut en « équivalents-jours » plutôt que de prendre en compte les jours de travail effectivement prestés).

Quant aux « artistes créateurs » qui tournent avec les spectacles (costumiers, décorateures, etc), l'ONEM leur accorde depuis le début des années 2000 le droit de cumuler des allocations de chômage avec des revenus découlant de l'activité artistique, pour autant que ces revenus ne dépassent pas un certain montant net par an.

Sous certaines conditions, artistes de spectacles, certains artistes créateurs et techniciens peuvent, selon la règle dite du bucheron, maintenir le taux de leur allocation de chômage. Cette règle tend à compenser quelque peu les risques de précarité induits par la spécificité du travail intermittent.

À partir de 2003, certains bureaux régionaux, pour se conformer à l'esprit de la loi-programme de 2002, assouplissent leur réglementation.

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Mais en octobre 2011, l'ONEM rappelle subitement à l'ordre ses bureaux régionaux, considérant désormais que l'admissibilité au régime du chômage pour les artistes rémunérés « au cachet » ne peut plus s'appliquer qu'aux seuls artistes de spectacle et aux musiciens. Autrement dit, les techniciens du spectacle et les artistes créateurs se trouvent à présent exclus du système.

Cette nouvelle lecture fait tollé. Et est rapidement jugée contraire à l'esprit de cette même loi-programme, qui entendait placer tous les artistes, en ce compris les techniciens et créateurs, sur un pied d'égalité, sans discrimination entre plusieurs catégories de travailleurs qui se trouvent pourtant dans des conditions de travail similaires. Sur la scène politique, Écolo dénonce une « attaque en règle » des objectifs de la loi de 2002. Le PS parle, quant à lui, dans une proposition de résolution déposée à la Chambre en novembre dernier, d'une mesure absurde visant « à juger de qui est artiste et de qui ne l'est pas ».

C'est l'absence d'arrêtés d'application à la loi-programme de 2002 qui est ici mise en cause, dans la mesure où elle a d'emblée laissé à l'ONEM « une marge de manœuvre inacceptable. Chaque directeur de bureau régional possède désormais un pouvoir d'appréciation lui permettant de décider de qui bénéficie de la règle du cachet et dans quels cas elle est appliquée », peut-on lire dans un texte porté par Muriel Gerkens (Écolo). Et le texte de souligner la diversité des applications des règles de calcul des journées de travail donnant droit aux allocations de chômage, ou encore l'absence de précisions quant aux documents à fournir à l'ONEM afin que les rémunérations perçues par l'artiste soient bel et bien considérées comme telles.

Pour SMartBe, plateforme de service et de défense des métiers de la création, le législateur n'est pas allé jusqu'au bout d'un processus qui lui « aurait permis de reconnaître pleinement les spécificités des métiers artistiques sur le marché du travail et de prendre en compte l'ensemble des professionnels du secteur ». Au lieu de quoi, la situation économique des artistes semble à nouveau fragilisée. Et SMartBe d'épingler la classe politique, laissant entendre que artistes sont aujourd'hui, sur fond de crise budgétaire, « des cibles de choix » dans une stratégie de réduction des dépenses publiques. Pour Marc Moura, directeur de SmartBe, le tollé suscité par la circulaire de l'ONEM n'est « pas une tempête dans un verre d'eau » : s'il a fallu attendre décembre dernier pour constater les premières pertes pures et simples de statut, SmartBe dénombre d'ores et déjà, à elle seule, plus de soixante dossiers individuels à défendre. « Nous recevons deux nouveaux dossiers par jour ouvrable ».

Reste que, en novembre 2011, les partis socialiste et écologiste ont chacun introduit, respectivement, une proposition de résolution et une proposition de loi visant à « améliorer le statut de l'artiste ». Un bel euphémisme pour dire qu'on entend remonter les bretelles de l'ONEM en lui rappelant les intentions du législateur et, donc, en le privant de la marge de manœuvre dont il a joui jusqu'ici. À la même époque, SmartBe lance une pétition, qui récolte plus de 23 000 signatures. Entre-temps, la Belgique se dote d'un gouvernement : si tout le monde s'en félicite, le dossier « statut social des artistes » est quant à lui, pour le coup, « à l'arrêt », placé dans un tiroir en attendant un créneau au milieu de « dossiers bien plus urgents ». Marc Moura ne cache pas son amertume : « Nous avons été un peu naïfs en pensant que notre pétition pouvait faire pencher la balance et que des tables de concertation seraient mises en place rapidement. Force est de constater que le politique s'est désintéressé du sujet ». SmartBe prévoit néanmoins de remettre sa pétition à la ministre de l'Emploi, Monica de Coninck, à la fin février et promet de « mettre la pression ». Objectif : obtenir de la ministre de geler les mesures actuellement appliquées par l'ONEM. « Il faut stabiliser, sécuriser, rendre confiance ». À suivre*.

Patrick Camal
Février 2012

 

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Patrick Camal est journaliste indépendant.

 



* Lors d'une interpellation à la Chambre des Affaires sociales, le 7 février 2012, la Ministre de l'Emploi Monica de Coninck a déclaré que «La vie culturelle est très importante dans une société, mais ce n'est pas la tâche d'un ministre du Travail que d'utiliser les allocations de chômage pour subventionner la culture. Certains artistes 'travaillent' depuis 20 ans sans production artistique...»   Elle précise également que la réglementation en matière de chômage ne définit pas clairement qui peut en bénéficier et à quelles conditions. « Ce manque de précision du texte et l'ampleur de l'avantage accordé expliquent pourquoi nombre de travailleurs tentent d'en bénéficier, parfois après une seule prestation (...) En pratique, une tendance apparaît à soumettre au statut social des artistes des catégories de fonctions en marge du secteur artistique (technicien de podium ou d'éclairage, mannequin...) ou qui impliquent une certaine créativité intellectuelle, comme les journalistes, web-designers, etc. Cette situation est possible parce que dans la loi ONSS, il n'y a aucune définition de la notion d'artiste. Les abus auxquels le statut d'artiste donne lieu sont examinés par les partenaires sociaux au sein du CNT. C'est principalement sur le plan de la sécurité sociale que des mesures devront être prises. Pour les questions de chômage, je ne peux exclure que des initiatives soient prises dans le cadre de la réforme générale prévue par l'accord gouvernemental. » (NdE)