François Jacqmin

De ses trois recueils majeurs, le premier, Les Saisons (1979), présente toutes les caractéristiques énoncées ci-dessus. Projet d'une grande cohérence, le livre réalise une fusion totale des deux aspects de la poésie de Jacqmin, le descriptif/perceptif et le réflexif, entre le bonheur mesuré du poète et le pessimisme du penseur :

Le cœur s'acharne à consulter
le feuillage.

Mais la frondaison s'obstine
à demeurer superficielle et
frémissante.

Je ne pourrai jamais prouver
que j'ai traversé la forêt.

Le Domino gris (1984) est plus réflexif, voire philosophique : il distille une méditation souvent narquoise, ironique et dure, voire cruelle, sur la littérature et l'écriture. Cet art poétique en négatif est une critique sévère de la poésie. Par bien des aspects, il préfigure les leçons du Poème exacerbé.

J'ai refusé le savoir ; ma maison se
dégarnit. Les chambres se vident de
leur musique.
Je mets la dernière main à une pensée
qui exige une solution qui n'aboutit pas
à la pensée.
Comment vais-je expliquer la nuit à la
nuit ?
Il va falloir que j'emprunte les chemins
de la foudre.

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Enfin le dernier livre paru du vivant du poète, qui devait s'intituler Les Nuits d'hiver, est devenu Le Livre de la neige (1990). C'est la synthèse apaisée des deux voies antérieures : une contemplation critique de la nature, une méditation sur le langage, la poésie et la pensée :

Dans le cliquetis des flocons,
on entend
une rumeur que l'on pourrait comparer au
discours de la conscience.
Ces bruits
nous font franchir la barrière des glossaires.
Notre âme
se refait continuellement ainsi, au détour
de l'équivoque, lorsque
les choses ne nous disent rien de cohérent.

La poésie de François Jacqmin n'a pas pour vocation de plaire directement. Elle peut même déranger, en raison de la grande concentration de la pensée. Mais elle capte et emporte tout lecteur attentif qui s'en laisse pénétrer, par la haute teneur d'une écriture sans compromissions ni approximations. Chez François Jacqmin, chaque mot appelle la méditation. Cette œuvre de haute tenue doit tout autant son importance à ses paradoxes qu'à sa radicalité, mais aussi à la pertinence d'une expression constamment maîtrisée.

En dépit d'un lexique dont une part puise à la philosophie, sa poésie est aux antipodes d'une (prétendue) pensée révélée, absolue, autorisée ; il n'est pas des poètes « qui décrivent le désert comme le socle visible de l'ineffable » (Le Poème exarcerbé). Poésie en critique permanente de la poésie elle-même, il faut plutôt y voir la trace, l'expression d'une expérience humaine, avec ses faiblesses et ses ambiguïtés.

Je ne puis plus dissimuler
qu'il n'y eut jamais de véritable dessein
en moi.
Ne rien prétendre, comme je le fis autrefois,
était un plan concerté.
Cultiver
la douceur de l'irrésolution, me fonder
sur l'hésitation des mots pour gagner un peu
d'être ... tout cela était feint !
La nuit a trahi mon manque d'intention.

(Le Livre de la neige.)

Lors des conférences qu'il donna à la Chaire de poétique de Louvain-la-Neuve en novembre 1991 (rassemblées dans Le Poème exacerbé), il délivra d'ailleurs son ultime conviction quant à celle-ci, en affirmant que « la poésie sera consolation, ou rien », ajoutant que « l'explication n'est pas nécessaire, tandis que la poésie est indispensable » (les deux phrases sont absentes du livre). C'est par l'exercice même du langage impuissant que le poète peut se consoler de cette impuissance, à la seule condition, nécessaire, d'une ascèse de l'écriture. Aspirant à « se défaire de la pensée », à « s'astreindre à l'exercice de la dépossession », mais aussi à « garder l'émerveillement intact pendant un court instant, avant qu'il ne s'installe en un empêchement, voire en une industrie du verbe », le poète n'a d'autre recours que le poème lui-même :

Il faut s'abîmer dans le poème. C'est-à-dire, il faut se dissocier de tout et élever le désordre qui est le nôtre en l'exprimant dans cette poésie qui occulte la terreur qui naît à l'idée du paraître.

(Le Poème exacerbé.)

Gérald Purnelle
Février 2012

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Gérald Purnelle mène ses recherches dans le domaine de la métrique, de l'histoire des formes poétiques et de la poésie française moderne et contemporaine.


 

Jaqmin

À consulter : François Jacqmin, dossier dirigé par Gérald Purnelle et Laurent Demoulin,
Textyles, n°35, Éditions Le Cri, 183 pages.

Cf. http://culture.ulg.ac.be/jcms/prod_132475/relire-francois-jacqmin-dans-la-revue-textyles

 

Le Livre de la neige, éd. La Différence, 1990.
La Rose de décembre et autres poèmes
, éd. La Différence, 2000.
Éléments de géométrie
, linogravures de Léon Wuidar, Éditions Tétras Lyre, 2005
Prologue au silence
, éd. La Différence, 2010.

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