Popularisée dans le courant des années 1970, la figure du dj est devenue incontournable dans le champ culturel contemporain. En très peu de temps, son statut est passé de celui de pousseur de disque travaillant (littéralement) dans l'ombre à celui d'artiste projeté à l'avant scène. Parallèlement, l'accessibilité des techniques a largement contribué à la démocratisation du djing et à la diversification de ses pratiques. Dans un contexte où l'offre dépasse largement la demande, le dj doit user de stratégies multiples pour faire vivre son activité et, éventuellement, pouvoir en vivre.
Dans sa première acception, le terme « disc-jockey » désigne une personne qui diffuse une sélection de musiques enregistrées à l'intention d'un public, que celui-ci soit physiquement proche ou à l'écoute des ondes radio. Si l'on s'en tient à cette définition, le rôle du dj est donc celui d'un intermédiaire, dont la pratique se situe à l'interface de la création artistique et du consommateur. À cet égard, le dj mérite bien son titre de « passeur » de disques. Toutefois, au cours des dernières années, le schéma qui vient d'être esquissé a subi d'intéressantes mutations. Sous l'impulsion de bidouilleurs particulièrement inventifs et d'une génération émergente de dj-producteurs, la figure du dj a progressivement rejoint la sphère de la création artistique alors que, dans le même temps, elle s'est rapprochée du public au fur et à mesure que les techniques et les contenus sur lesquels le dj fonde son activité se démocratisaient.
Cerner les multiples facettes qui font l'identité contemporaine de l'homme aux platines nécessite un éclairage historique. Loin de vouloir héroïser le dj, l'objectif d'une telle démarche consiste à identifier les innovations sociales et techniques qui ont fait de sa pratique ce qu'elle est aujourd'hui, et d'appréhender les facteurs socio-économiques qui ont contribué à forger une figure culturelle singulière.
Brève histoire du « djing »
L'histoire du djing est indissociable de celle de la radio, seul champ d'activité du dj jusqu'à l'apparition des premiers clubs et discothèques pendant la Seconde Guerre Mondiale. Ulf Poschardt, auteur d'un des rares ouvrages consacrés à l'histoire du djing, repère le premier disc-jockey en 1906 : « En diffusant à travers l'éther un enregistrement sur disque du Largo de Händel, Fessenden devint le premier dj. S'il est possible de le considérer comme tel, c'est parce qu'il ne se contentait pas de passer des disques pour sa famille, ses amis ou des connaissances, mais il se servait d'un médium qui (...) avait tout pour conquérir un public toujours plus large1 ». Au fur et à mesure qu'ils prennent position sur les ondes, les premiers djs voient leurs missions se préciser : divertir, informer... et faire vendre ! Poschardt évoque ainsi le cas de Martin Block, un des premiers djs issus du monde de la radio à avoir fait l'objet d'un véritable culte de la part de ses auditeurs : celui-ci « (...) voulait et devait vendre pour que son émission de radio garde financièrement la tête hors de l'eau. L'extension de la portée des émetteurs signifiait surtout pour lui la possibilité de toucher davantage de clients potentiels avec ses spots de pub et d'attirer les sponsors sur son émission2 ». À ce stade très précoce de l'histoire du djing, trois traits significatifs de l'identité du dj émergent déjà : la faculté qu'a celui-ci à atteindre un public, sa fonction économique et les liens étroits qui l'unissent à l'évolution des techniques.
C'est en Jamaïque, dans le courant des années 1950, que les premiers sound-systems3 se formalisent en tant que configuration humaine et technique vouée à diffuser à fort volume une sélection de musique dansante. Souvent conçus pour être mobiles, ces sound-systems rassemblaient les foules sur les pelouses de Kingston : « Ces soirées étaient tout à la fois une agence de rencontres en direct, un défilé de mode, une bourse aux informations, une parade où se mesurait dans la rue le statut social des gens, un forum politique, un centre commercial (...)4 ». Les fonctions sociales, mais aussi économiques, des sound-systems sont ici mises en évidence (concernant ce dernier aspect, il est d'ailleurs intéressant de noter que deux des plus influents propriétaires de sound-system jamaïcains, Clement Coxson Dodd et Duke Reid, étaient d'une manière ou d'une autre investis dans le commerce d'alcool). Mais bien sûr, les sound-systems jamaïcains ne peuvent se résumer à leur seule dimension économique. Aux commandes du flux sonore, on retrouve deux personnages centraux qui incarnent autant de facettes essentielles du djing : le sélecteur (qui choisit les morceaux à diffuser, pose l'aiguille sur le sillon et lance le vinyl), et celui qu'on appelle alors « dj » (qui, à l'aide d'un micro, ponctue la séquence de sélections musicales de courtes interventions vocales).
Photos © David Widart
1 Poschardt U., Dj culture, Paris, Ed. Kargo, 2002, p. 41. 2 Poschardt U., Dj culture, Paris, Ed. Kargo, 2002, p. 367. 3 Parfois considérés comme les ancêtres de la discothèque mobile, les sound systems jamaïcains étaient à l'origine destinés à animer les fêtes dont les organisateurs ne pouvaient s'offrir le luxe d'engager un orchestre ou un groupe. 4 Bradley L., Bass culture, Paris, Ed. Allia, 2005, p. 21