Le DJ. La figure sociale d'un (non-) musicien

La visibilité des djs-stars dans le paysage culturel contemporain tend cependant à occulter les conditions dans lesquelles évolue la très grande majorité des passeurs de disque. Cette forte exposition médiatique constitue par ailleurs un leurre pour de nombreux jeunes qui voient dans le djing un moyen d'éprouver rapidement les joies de la célébrité et d'engranger des rentrées financières importantes. Une rapide enquête permet pourtant de le comprendre très vite : la proportion de djs vivant de leur pratique est extrêmement faible. Si la pratique du djing peut effectivement constituer une activité professionnelle centrale pour certains, c'est le plus souvent sur le mode de l'intermittence que celle-ci s'organise. Selon les cas, le djing peut alors représenter une facette singulière d'une démarche artistique polymorphe et cohérente, constituer un simple moyen d'expression ou une façon de compléter les rentrées générées par un statut de salarié.

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Face à la multitude de formes que peut prendre l'activité de dj, envisager celle-ci sous l'angle de l'entrepreneuriat nécessite une mise au point.

Dans son acception la plus commune, la notion d'entrepreneuriat se voit le plus souvent définie par un critère d'innovation, tout en faisant intervenir les dimensions de risques et de revenus liées à la concrétisation de projets. Dans la problématique qui nous intéresse, cette approche ne manque pas de poser question. D'un côté, l'innovation semble curieusement absente de la pratique d'une bonne partie des djs professionnels, soumis qu'ils sont aux lois du marché. De l'autre, on observe un grand nombre d'initiatives motivées par la seule ambition de partager un amour de la musique, une vision non marchande de la culture, voire une certaine conception de la sociabilité : dans ces hypothèses, c'est le projet économique qui fait défaut puisqu'il n'y a ici ni quête de richesse ni désir de créer de l'emploi.

Photo © Laurent Bourdain

Faut-il pour autant repousser le principe d'entrepreneuriat pour approcher le statut du dj ? Certes non.

L'histoire du djing s'accompagne en effet d'une longue tradition de créativité et d'innovation, d'un point de vue technique et esthétique tout d'abord, mais aussi dans la mise en oeuvre de dispositifs originaux de diffusion. Si la plupart des personnalités à l'origine des grands courants de la culture dj évoluaient initialement dans des conditions relevant de l'amateurisme, ces pionniers ont très rapidement appris à se débrouiller seuls, négociant eux-mêmes leurs contrats et créant leurs propres structures d'édition, de distribution et de promotion. En cela, la figure du dj historique est assez conforme au profil de l'entrepreneur tel qu'il fut décrit dans les années 1960 par le psychologue américain David McClelland : une personnalité mue par un besoin quasi irrépressible de réalisations. Les raves illégales de l'Angleterre thatchérienne incarnent bien cet esprit de réalisation et d'indépendance qui continue à inspirer la pratique de nombreux disk-jockeys. En effet, ces rassemblements étaient à l'origine organisés par des djs ou par des membres de leur entourage direct qui coordonnaient alors toute la logistique, depuis la réalisation et la distribution des supports promotionnels (flyers) jusqu'au montage-démontage du matériel, et prolongeaient parfois leur action par la création d'un label ou par l'ouverture de magasins de disques.

Désormais, les djs dont la seule occupation est le mix se font de plus en plus rares. Que ce soit par choix ou par nécessité, qu'ils soient professionnels ou non, les djs se retrouvent impliqués dans une multitude d'activités entretenant un rapport, proche ou lointain, avec leur pratique. Ainsi les retrouve-t-on travaillant comme graphistes, ingénieurs du son, programmateurs culturels, journalistes, vendeurs de disques, animateurs radio, enseignants... Autrement dit, la diversification semble s'imposer comme une règle. Ce registre de la multi-activité se décline en prestations artistiques autant que non artistiques, lesquelles s'inscrivent de manière plus ou moins cohérente dans le répertoire de leurs activités. Le dj doit décidemment apprendre à jongler avec ses différentes casquettes. À l'heure du multimédia et des plateformes numériques, il peut s'aventurer sur le terrain de l'expérimentation visuelle, organiser des événements de manière autonome, travailler à sa visibilité au sein des réseaux sociaux, créer son label, gérer son site ou son blog, éditer ses propres compositions, mixes ou compilations, diffuser mondialement ses sélections ou ses émissions radio... En fin de compte, le dj se rapproche bien de la figure de l'entrepreneur en ceci qu'il est porteur de projets, capable de s'organiser dans une relative indépendance et mu par ses intuitions créatives.

Conclusion : le dj, un ingénieur culturel

hugo freegow-dour2011

Comprendre finement les enjeux et les logiques qui structurent l'activité du dj nécessite une approche faisant se croiser considérations sociologiques, techniques et esthétiques (ces trois dimensions se trouvant ici intimement imbriquées). Une telle investigation permet de mieux cerner le positionnement singulier qu'occupe le discjockey dans le champ culturel contemporain, mais aussi de prendre conscience de la diversité des pratiques et des situations qu'il est voué à expérimenter. À travers ce cheminement, la perception confuse que le grand public se fait de cette figure culturelle relativement neuve devient plus compréhensible. Trop souvent perçu comme une figure monolithique, le dj se révèle offrir une multitude de visages qui le définissent comme artiste compositeur, méta-musicien, superhéros, bricoleur érudit, prestataire anonyme, dealer d'ambiance, juke box plus ou moins intelligent, chamane ou agent de divertissement...

Photo: Hugo Freegow au Festival de Dour 2011

Au delà de toutes ces identités, il est aussi un personnage dont la mission consiste à emmener le public vers de nouveaux horizons sonores, et par là même vers de nouveaux champs culturels. Une terminologie anglo-saxonne fort prisée des médias lui correspond finalement assez bien : trend setter. Soit une personne qui, par sa personnalité et son positionnement, exerce une influence sur le développement des tendances et l'adoption de nouvelles normes technologiques et esthétiques. En cela, sa place dans le champ des musiques, mais aussi plus largement dans le champ culturel, semble fondamentale ; et tout pousse à le considérer comme une figure de cristallisation sociale. Mais pour devenir dj, un intérêt prononcé pour la musique et une capacité technique d'enchainer des disques ne suffisent pas. Le métier de dj nécessite une réelle vocation de passeur, mise au service de la production artistique, dans un rapport interactif avec le public. Il requiert par ailleurs une créativité et une vision qui apparentent le dj à un ingénieur culturel. Car rassembler les gens autour de la musique n'est pas un art immanent : c'est aussi un savoir faire qui doit s'appuyer sur des dispositifs que le dj doit lui même initier. En cela, le dj est bel et bien un entrepreneur. Depuis ce poste, libre à lui de développer ou non un langage qui lui est propre. Sans jamais oublier ses missions premières, aussi triviales ou essentielles qu'elles puissent paraître : faire écouter et faire danser.

 

Hugo Klinkenberg

 

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Hugo Klinkenberg, licencié en arts et sciences de la communication de l'Université de Liège, journaliste, il officie en tant que dj sous le nom de Hugo Freegow

 

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