Le DJ. La figure sociale d'un (non-) musicien

La diffusion de la culture dj et son accessibilité ont par ailleurs été grandement stimulées par un ensemble d'innovations technologiques. Si le propos de cet article n'est pas de les décrire en détail, signalons tout de même que la majeure partie d'entre elles est issue de la révolution numérique. Pendant longtemps, les djs soucieux de se démarquer de leurs pairs ou de creuser le sillon d'une identité stylistique précise se sont livrés à une véritable chasse au vinyl, explorant les bacs du plus grand nombre possible de magasins de disques, quelles que soient les distances à parcourir. Si le travail de prospection est toujours central dans la démarche du dj, les circuits à explorer sont aujourd'hui plus faciles d'accès. Depuis un ordinateur connecté au net, il est devenu aisé de pister les nouvelles productions ou d'acquérir des disques rares. La dématérialisation du support constitue un autre facteur de démocratisation de la pratique du djing. Sous la forme d'un fichier, un morceau de musique voyage vite, se télécharge facilement et se mixe sans délai. Ainsi, on constate que de nombreux djs, professionnels ou amateurs, ne se déplacent plus qu'avec un ordinateur pour leurs prestations. Soulignons un dernier aspect encore : les logiciels de mix dispensent le débutant d'acquérir une infrastructure technique relativement coûteuse et lui offrent des fonctionnalités qui réduisent considérablement l'exigence technique du mixage.

Le processus de démocratisation qui vient d'être décrit s'est traduit par une augmentation considérable du nombre de djs, sans que la capacité d'absorption des circuits conventionnels se soit pour autant accrue. Cette prolifération est d'ailleurs à l'origine d'un concept récurrent de soirées vouées à rassembler une multitude de dj amateurs et leur entourage pour des soirées conviviales et sans prétention9. Autre phénomène qui s'inscrit dans le même mouvement d'extension du domaine du mix : il est de plus en plus fréquent d'observer des personnalités médiatiques (acteurs, politiciens, animateurs, journalistes, sportifs...) passer derrière les platines le temps d'un set. Dans ce contexte, il n'y a rien d'étonnant à ce qu'une certaine confusion entoure la figure du dj...

 

Un statut ambigu

jerooohm-FabienVieilletoile

Une ambigüité persistante flotte sur le statut du dj. Selon les cas, celui-ci sera considéré comme artiste accompli, agent de divertissement ou ouvrier spécialisé. Dans quelle catégorie classer son activité ? Le débat continue à faire tourner les compteurs des forums spécialisés et se traduit par un flou juridique en matière de lois sociales. D'emblée, il semble impossible de classer l'ensemble des prestations dj dans unregistre qui se verrait défini par sa nature artistique ou non. Loin de représenter un univers uniforme, le djing recouvre en effet un ensemble de pratiques extrêmement diversifiées. Car, à bien y regarder, que peuvent bien avoir en commun une performance sonore à quatre platines dans une galerie d'art, une animation de soirée de mariage, un championnat international de scratch, un blind test proposé aux clients d'un café ou un set de techno minimale long de 7 heures sur une plage d'Ibiza ?

Photo DJ Jerohm  © Fabien Vieilletoile

Au sein de la très grande diversité des pratiques issues du djing, l'observateur notera tantôt des approches du mix marquées par une grande créativité et un sens artistique évident, tantôt une tendance chez de très nombreux djs à se contenter d'un rôle de juke-box, tachant de répondre au mieux aux tendances en vigueur ou aux attentes du public. Dans une interview réalisée en 2010 par le magazine en ligne Vice, un citoyen allemand, prétendant au titre de « premier dj de l'histoire », évoque la manière dont il concevait son statut alors qu'il officiait encore, courant des années 1950, dans un dancing d'Aix-La-Chapelle : « Je me considérais plus comme une sorte de substitut à l'artiste ou un employé de service, quelqu'un qui a une vraie responsabilité par rapport à son public. Un peu comme un garçon de café qui sert une bouteille de champagne à ses clients10. » L'aura dont jouissent les plus talentueux djs issus de la sphère des musiques électroniques, souvent décrits comme des « sorciers des platines » capables d' « électrifier » une audience, contraste fortement avec cette description. L'histoire du djing laisse percevoir ces deux profils dans la masse grouillante des djs : celui d'une personnalité relativement effacée qui se met au service du public et pose docilement des disques sur une platine, et celui d'un artiste inspiré dont les pouvoirs sur la foule sont ceux d'une figure héroïque.

Les innovations techniques qui ont ponctué l'histoire du djing offrent un potentiel de créativité évident à toute personne désireuse d'explorer l'art du mixage. Grâce à celles-ci, le dj peut accéder au statut très particulier de méta-musicien, capable de transcender la musique enregistrée par d'autres pour en faire une oeuvre personnelle. Pour s'en convaincre, il suffit d'observer attentivement les vidéos des compétitions internationales de turntablism11 ou l'interface élaborée sur laquelle certains djs techno travaillent leurs mix. Mais le sens artistique d'un dj ne s'appuie pas seulement sur la dimension technique, il peut aussi se révéler à travers l'originalité d'une sélection ou par un art subtil et parfois risqué des croisements stylistiques. Quoi qu'il en soit, la question qui consiste à savoir si la pratique du dj est assimilable ou non à une activité artistique ne se pose plus dès qu'on sait celui-ci capable de créer avec virtuosité une bande-son cohérente, de développer un sens aigu de la narration ou de conduire un auditoire à des émotions voulues... Passé ce constat, il faut bien admettre que la proportion de djs réellement capables d'atteindre des niveaux de créativité, demaitrise technique ou d'originalité suffisamment élevés pour être considérés comme artistes est assez restreinte.

La figure du dj-producteur, dont la spécificité est de composer ses propres morceaux, soulève moins de questions en ce qui concerne la nature artistique de son intervention. Celui-ci développe en effet une démarche créative qui, si elle s'inscrit effectivement dans la continuité de la pratique du mix, s'en affranchit par ailleurs. La plupart des djs producteurs ont commencé à élaborer leurs propres morceaux afin d'introduire une touche plus personnelle dans leur mix et de repousser les limites d'un champ d'action jusque là réduit à la musique enregistrée par d'autres. Qu'il remodèle des compositions existantes ou crée des morceaux parfaitement neufs, le dj-producteur tire profit d'une connaissance intime du public et de ses réactions. Il peut également s'appuyer sur une maitrise technique du son acquise dans un rapport direct à l'auditeur et sur une expertise approfondie de courants stylistiques qu'il a investigués comme passeur de disques. Désormais, de nombreux djs alimentent ainsi le flux de la production discographique globale, et sont perçus par le public comme des musiciens à part entière.

Le dj entrepreneur

PhotoLaurentBourdain2

La plupart des magazines consacrés aux cultures électroniques et à l'univers du clubbing publient un classement annuel des « meilleurs djs du monde ». D'une année à l'autre et d'un support à l'autre, ces listes varient finalement assez peu : ce ne sont pas les djs les plus inspirés ou les plus habiles de leurs doigts et de leurs neurones qui sont consacrés, mais ceux dont l'impact médiatique est le plus spectaculaire. Si le talent peut avoir sa place dans la construction identitaire de ces nouveaux dieux du son, il faut toutefois reconnaître que celui-ci n'est que très rarement proportionnel au succès rencontré. Ainsi, les djs les plus reconnus se révèlent souvent être des entrepreneurs hors pair. Souvent entourés d'agents discrets orchestrant pour eux des stratégies commerciales concertées, ils enchaînent les tournées mondiales, jouissent d'une forte visibilité sur le net, éditent leurs productions sur des supports divers, collaborent avec des artistes pop en vue ou remixent leurs derniers morceaux, participent à la mise en place d'événements récurrents, lancent des lignes de vêtements, se font sponsoriser par des marques de matériel audio, parrainent le lancement de jeux vidéo ou de concours de « jeunes talents »...

Photo © Laurent Bourdain

 


 

9 Exemple parmi d'autres : citons pour leur nom évocateur les soirées « Everyone is a dj », organisées à Toronto, qui rassemblent pour chaque édition un panel de 16 djs se succédant pour des prestations de 20 minutes.
10 http://www.viceland.com/blogs/fr/2010/02/01
11 Néologisme tiré du mot anglais turntable (signifiant « platine »), le turntablism désigne l'art de manier les disques sur une platine vinyl afin de créer de la musique. Cette discipline issue du hip-hop donne lieu à des compétitions dont la plus connue est celle organisée par l'organisation internationale DMC.

 


 

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