Le DJ. La figure sociale d'un (non-) musicien
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Un autre tournant essentiel de l'histoire du djing se négocie à New York où, dès la fin des années 1960, s'organise dans des lieux clandestins (lofts, entrepôts, bars...) un circuit de fêtes particulièrement dionysiaques. À ce stade, le disco n'était pas encore le genre lisse et consensuel qu'il allait devenir mais cristallisait sous un mode festif les revendications identitaires des minorités gay et black : « À la recherche d'une alternative aux rythmes agressivement hétérosexuels du rock et du funk, le disco était fait de séances-marathons nocturnes de transe nourries de poppers, de lumières stroboscopiques, de pantalons moulants, et d'un mix uniforme de divas hystériques (...)5 ». C'est dans ce contexte que la pratique du mix commence à se donner une dimension plus créative. Alors que le travail du dj se limitait jusqu'alors au simple enchainement de morceaux, les djs issus du courant disco se montrent soucieux d'assurer la continuité du flux en gommant les raccords entre les différents morceaux, en superposant les beats, en introduisant des accélérations, des ralentissements ou des pauses... En fin de compte, c'est tout un travail de narration qui prend forme, dont l'objectif premier consiste à faire danser l'audience, sans temps morts, induisant par là même une nouvelle modalité de consommation de la musique.

Photo © David Widart

L'émergence de la scène hip-hop, à la fin des années 1970, marque une autre grande mutation de la culture dj. Parmi les figures fondatrices de cette culture urbaine associant danse, graphisme et musique, une poignée de djs vont révolutionner l'approche du mixage. Sous les doigts d'activistes ingénieux tels que Kool Herk, Africa Bambataa ou Grand Master Flash, la platine va devenir un instrument de musique à part entière. En manipulant rapidement le vinyl d'avant en arrière (scratch) ou en répétant un même motif rythmique à partir de deux copies d'un même disque (breakbeat), le dj échafaude une nouvelle musique sur la base de musiques existantes. Ces techniques qui se développent dans l'énergie euphorisantes des block parties6 constituent la version préhistorique et analogique de ce qui deviendra plus tard, la digitalisation aidant, le sampling, pratique désormais centrale dans le champ créatif des djs producteurs, tous styles confondus. À travers elles, c'est une nouvelle esthétique musicale qui prend forme, au sein de laquelle la citation, et du coup le métissage, jouent un rôle central. Notons encore que la culture hip-hop trouve un puissant moteur d'évolution dans les battles, ces joutes qui voient des djs ainsi que des danseurs s'affronter dans un esprit de compétition qui reste un trait identitaire fondamental de la culture dj.

Dans la seconde moitié des années 1980, le développement des synthétiseurs, des samplers et des boîtes à rythme conduira une jeune génération de djs producteurs noirs américains à poser les bases de deux courants stylistiques dont le rôle fut déterminant dans l'histoire des musiques électroniques et qui initieront le basculement commercial de la figure du dj. La house et la techno, respectivement nées à Chicago et à Détroit, résultent d'un usage libre et décomplexé de la technologie, confinant au détournement. Explorant de nouvelles tonalités, ces musiques se construisent autour du beat, structure rythmique répétitive. L'avènement de cette musique purement électronique amorce un tournant essentiel de l'histoire du djing. En effet, si certains djs de Détroit avaient adopté l'anonymat comme principe d'action, le succès massif que la techno et la house rencontreront dans les raves européennes feront émerger les premières stars du djing.

Extension du domaine du mix

Au cours des quarante dernières années, la popularité du dj a connu une courbe ascendante qui lui aura fait atteindre, et parfois même dépasser, l'aura de la rock star. Dans le courant des années 1990, cette irrésistible ascension aboutit à l'épiphanie d'une poignée de djs-stars dont la présence à l'affiche continue, vingt ans plus tard, de drainer les foules.

Simultanément, et sans surprise, les majors de l'industrie du disque ont commencé à s'intéresser de près au potentiel commercial des djs et des agences internationales de booking se sont multipliées pour répondre à la demande grandissante des clubs et des grands événements électroniques naissants. On assiste alors à un glissement progressif de la musique électronique de l'underground vers le mainstream, glissement qui voit la figure du dj passer du statut de héros de la subculture à celui d'icône de la culture de masse. Les cachets des djs les plus demandés atteignent des niveaux vertigineux7 et la techno s'empare des plus grandes scènes jusqu'à envahir les rues des grandes capitales dans des défilés ressemblant des centaines de milliers des personnes8.

L'impact médiatique des géants de la scène électronique a fatalement provoqué une intense émulation. Là où, dans les années 1970, les adolescents cassaient leurs tirelires pour s'acheter amplis et guitares, ceux-ci se dirigent désormais plus volontiers vers l'acquisition d'une table de mixage et d'une paire de platines ou, plus couramment, de la dernière version d'un logiciel permettant de mixer des fichiers audio depuis un ordinateur. Parallèlement, les motifs de la culture dj furent récupérés par de multiples stratégies de marketing visant le public des 20-30. Aujourd'hui par exemple, les magasins de vêtements ciblant une clientèle jeune et branchée vendent des casques d'écoute au design étudié, s'offrent les services d'un dj local pour les journées de forte affluence et mettent parfois en scène une petite sélection de vinyls entre le rayon jeans et la dernière collection automne-hiver. D'autres phénomènes témoignant de la popularité de la figure du dj se laissent facilement observer dans le paysageculturel. Parmi ceux-ci, on mentionnera la multiplication des magazines gratuits dédiés à l'univers du clubbing, le développement d'écoles de dj ou la publication d'ouvrages d'initiation aux techniques du mix.

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DJ Damie Back au Festival de Ligèe 2010 - Bedroom DJ Tokyo 2009 © Hugo Klinkenberg

 



5 Shapiro P., Modulations (une histoire de la musique électronique), Paris, Ed. Allia, 2004, p. 54.
6 Initialement organisées dans les rues de New-York, les block parties sont des fêtes de quartiers réunissant le voisinage autour de quelques musiciens ou djs. Ces fêtes urbaines sont intimement liées à l'éclosion de la culture hip-hop.
7 Dans le courant des années 2000, le cachet des djs house ou techno de la première génération oscillaient entre 10.000 et 20.000 euros par prestation. Actuellement, les djs au sommet de la célébrité réclament des sommes qui dépassent régulièrement les 100.000 euros.
8 Le plus célèbre de ces défilés, la Love parade, a suscité d'autres initiatives telles que la Techno Parade (France), la City Parade (Belgique) ou encore la Street Parade (Suisse).


 

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