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Māra Zālīte

09 février 2012
Māra Zālīte

Māra Zālīte, poète et dramaturge lettone

On ne peut parler d'un(e) auteur(e) letton(e) sans replacer son œuvre dans le contexte particulier de cette littérature dont l'histoire repose sur un paradoxe : d'une part un corpus des plus riches et des plus anciens en Europe, d'autre part une transcription tardive (dès le 17° mais surtout à partir du 19° siècle). Ce « retard » s'explique par le fait que dès le début du 13° siècle, les Pays Baltes ont été envahis et asservis par les armées de différents ordres religieux, conquêtes justifiées aux nobles fins de convertir au christianisme ces païens pleins de respect pour la terre, les arbres, les fleuves... La résistance fut longue, héroïque. A-t-elle pris fin ?

Le servage ne sera aboli qu'en 1816 en Estonie, en 1817 en Courlande, en 1819 en Livonie et en 1861 en Latgalie. Cependant, les paysans lettons ont su conserver, créer et transmettre, de génération en génération, une abondance de contes, de légendes, de poèmes et de chansons populaires dont le premier recueil Latvju dainas (huit gros volumes produits de 1894 à 1915) est l'œuvre du folkloriste et poète Krišjānis Barons (1835-1923) qui a consigné plus d'un million et demi de « daïnas ». Vaira Vīķe-Freiberga, ex-présidente de la République de Lettonie, montre dans son livre Logique de la Poésie, paru en 2007 à Bordeaux aux éditions William Blake & Co, que les daïnas, courts poèmes à forme fixe, présentent des structures comparables à celles des ceintures tissées traditionnelles. Des deux sens du verbe letton rakstīt, celui de « réaliser des motifs textiles » a dû précéder celui d'« écrire ».  Mais l'originalité des daïnas est qu'elles constituent un corpus toujours vivant, toujours en expansion ; traditionnellement œuvres de femmes, il continue à s'en écrire au gré des grands événements de l'existence. À l'origine, les daïnas traitent de la vie paysanne, des saisons et autres lunaisons (sortes de géorgiques) mais elle comportent aussi une cosmogonie, une théogonie, des trésors de sagesse ancestrale. Ces petits bijoux défient toute tentative de traduction, non seulement parce que, comme pour la poésie en général, le sens est niché dans les sons, la musique des rimes intérieures, le dessin des vers sur la page, mais aussi parce que chaque mot est lourd de connotations enracinées dans l'inconscient collectif. C'est notamment sur la richesse des daïnas que s'appuie le poète courlandais Māris Čaklais (né le 16 juin 1940, mort à Riga le 13 décembre 2003) pour déclarer : « Kur liela literatūra, mazas valodas nav ! » « Là où il y a une grande littérature, il n'y a pas de petite langue ! ».

Bien que, déjà au 18e siècle, des chants populaires aient été notés, avec des traductions allemandes, par J.G.Herder (qui a vécu en Lettonie dans les années 1860), personne n'arrive à donner une idée de ce qui pour les Lettons reste « une chose en soi ». Et c'est justement cette « chose » qui, dès le milieu du 19e siècle, allait donner l'impulsion du premier courant littéraire important – le romantisme national, qui aboutirait à l'indépendance du pays (de 1918 à 1939).

Les thèmes abordés par la poésie lettone sont, en bref : la connivence avec la nature (assez éloignée de notre spleen occidental et plus proche de l'amour des Amérindiens, par exemple, pour la Terre-mère nourricière) ; la présence de l'Histoire ; la poésie comme résistance ; l'exil (dans la diaspora) ; l'exil intérieur (sous le régime soviétique) ; la sauvegarde de l'identité lettone (dans les deux cas) ; la langue en péril... La deuxième indépendance de la Lettonie, en 1991, consécutive à la chute du Mur de Berlin et à la révolution chantante (Baltijas Ceļš, la Voie Balte), allait, au cours des vingt dernières années, conférer à la poésie un autre visage encore.1

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Māra Zālīte est née le 18 février 1952 à Krasnoyarsk, de parents déportés en Sibérie. Elle avait quatre ans quand sa famille a pu rentrer en Lettonie. Diplômée de l'Université de Lettonie (Faculté de Philologie), Māra Zālīte a été assistante technique à l'Union des Écrivains de son pays, ‘leader' du ‘Studio des Jeunes Auteurs', consultante pour la poésie au magazine Liesma et rédactrice en chef du magazine littéraire Karogs. Elle a travaillé à l'agence de droits d'auteur AKKA/LAA et a été la présidente de l'Union des Écrivains de Lettonie (LRS).

Partant d'une réflexion sur les tendances nihilistes et l'aliénation, notamment chez les jeunes en quête du sens de la vie, la poésie de Māra Zālīte, dans les années quatre-vingt, devient de plus en plus philosophique, plus tragique, et aussi plus chargée d'émotion. Elle écrit en vers libres ou selon les schémas des daïnas, en octosyllabes qu'elle fait rimer ou non, mais jamais elle ne renonce à la sonorité du vers... qu'elle guette aussi en traduction !2

Parallèlement à la poésie, Māra Zālīte se tourne vers l'écriture dramatique – elle est l'auteure de plusieurs pièces où se mêlent l'Histoire et l'actualité, la vie quotidienne et une symbolique universelle.

On doit également à Māra Zālīte des livrets d'opéra rock, qui se présentent à la fois comme œuvres d'art proches des images du folklore letton et comme événements politiques au moment où l'URSS s'écroule et où la Lettonie peut espérer secouer le joug de l'occupation. Lāčplēsis (Tueur d'ours),1988, reprend son titre à l'épopée nationale qu'écrivit Andrejs Pumpurs entre 1872 et 1887 sur base de légendes locales et qui, jusqu'à aujouird'hui, sert à commémorer la fin victorieuse de la guerre d'indépendance de la Lettonie en novembre 1919.

À la veille de l'entrée des Pays Baltes dans l'Europe, en automne 2004, c'est l'oratorio Misterīja par sapni un mīlestību (Mystère du rêve et de l'amour, musique de Jānis Lūsens) que Māra Zālīte a offert à ses concitoyens, massés en grande foule sur la place du Dôme, à Rīga.

Parmi les nombreuses distinctions reçues, retenons le prestigieux Prix J.G.Herder (octroyé par la Fondation Toepfer, Allemagne) en 1993. Des oeuvres de Māra Zālīte sont traduites en plusieurs langues, dont l'allemand, le russe, l'anglais, l'estonien, le suédois. Viss reizē died. Et soudain tout fleurit (2011) est son premier livre en français. Les traductions françaises ont été réalisées à la Maison des Écrivains et des Traducteurs de Ventspils (Courlande) en septembre 2006, selon la méthode « Poésie en Triangle »3.


 

1 Voir Rose-Marie François, « La poésie comme survie, un aspect de la culture lettone », communication au colloque international : Les littératures de l'Europe centrale, orientale et balkanique sur les ruines du communisme, Université Paris-Sorbonne (Paris IV) du 24 au 26 mars 2011 (actes à paraître).
2 Sur la traduction des éléments prosodiques, voir : Rose-Marie François, D'Amstramgram à l'espace-page, lire avec les oreilles et traduire en couleurs, Sources n°7, octobre 1990, Namur (Belgique).
3 Voir Rose-Marie François, Poésie en triangle, actes du colloque organisé à l'ULg par Christine Pagnoulle, Liège 2007, in : Sur le fil, traducteurs et éthique, éthiques du traducteur, textes rassemblés par Christine Pagnoulle,  pp. 118-124. Dans notre langue, on pouvait déjà lire des poèmes de Māra Zālīte dans l'anthologie bilingue de poésie lettone : Plavās kailām kājām. Pieds nus dans l'herbe, due à Rose-Marie François et parue en 2002 à L'arbre à paroles, Amay, Belgique, ainsi que dans Le Journal des Poètes, n° 4 /2004, dossier consacré à « Treize poètes lettons », par Rose-Marie François.

Dans le recueil Environs, plusieurs poèmes ont pour titre Ainsi parlait..., non pas Zarathoustra (comme chez Nietzsche, dont la théorie de l'Übermensch n'est pas du goût de l'auteure) mais divers personnages du quotidien ou lieux modestes personnifiés. Ainsi parlait la grive dorée est un chef-d'œuvre du genre car il met en scène l'artiste écartée de la société parce qu'elle semble ne pas vouloir prendre part aux travaux de la communauté (comme ici les animaux occupés à creuser la Daugava, un des grands fleuves de la Baltique). Elle a peur de se salir, oui. Sa beauté (sa belle robe dorée) et son chant jouent un rôle, et non des moindres, mais ce chant et cette beauté n'ont pas leur place dans une société qui se vautre dans ce que Marguerite Yourcenar décrivait comme l'alternance de tâches pénibles et de plaisirs faciles. Pour pénitence, la grive dorée sera privée d'eau et ne pourra étancher sa soif que parcimonieusement, grâce à quelques gouttes de nectar déposées, par le dieu qui prend pitié d'elle, dans le calice d'une fleur. C'est pourquoi elle chante pour appeler la pluie. En letton, la grive dorée se dit valodze, alors que valoda signifie la langue, en l'occurrence la langue lettone, belle et colorée mais « mise de côté ». En effet, comme presque toujours sous les régimes forts, bien des poèmes sont codés, que l'auteur(e) le veuille ou non, et le public les reçoit comme un encouragement à la résistance.

Poète lettone, Māra Zālīte entretient avec la nature une authentique complicité. L'eau, symbole de vie, éclate dans toute sa splendeur dans le poème Riga dans l'eau. Dans Ainsi parlait l'étang, la poète donne la parole aux humbles : l'étang, qui semble si peu de chose à côté des grands fleuves et de l'Océan, est source de richesses insoupçonnées – comme le mērītais,‘mesureur', cet insecte (guerri palustre) connu chez nous surtout par le célèbre poème de Guido Gezelle4. Et là, bonheur de la poète-traductrice, l'auteure demande d'introduire dans la version française ce qui lui semble maintenant l'aboutissement de son poème : Māra Zālīte se reconnaît dans le petit scribe.

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Voici pour terminer, en guise d'échantillons, deux courts poèmes avec leur traduction française :

Saules pusē

Protams, es apliecināšu Sauli.
Protams, es būšu Saules pusē.
Protams - pa Saules laukumiņiem.
Protams - gaisma, siltums un dzīvība,
Nevis tumsa, aukstums un nāve.


Protams, es būšu Saules pusē.


Tiklīdz es noskaidrošu, kurš
No šiem spīdekļiem
Ir Saule.

 

Côté Soleil

Bien sûr, je témoignerai du Soleil.
Bien sûr, je serai côté Soleil.
Bien sûr... Je suivrai les signes du Soleil.
Bien sûr... La lumière, la chaleur, la vie,
Et non la nuit, le froid, la mort.

Bien sûr, je serai côté Soleil.

Quand je verrai clairement
Lequel de ces soleils
Est Le Soleil

Iesim paklejot dārzā...

Iesim paklejot dārzā
(ap Mēnesi šovakar dārzs)
un iesim mēnesnīcā
iedzert tasīti mēness.

Visums lai griež savu leijerkasti.

Tu man debesu asteri nopirkši
no kādas puķu pārdevējas.

Līksimies nezinām,
ka viņu sauc Nāve,
un dosim tai tik,
cik tā prasīs.

Allons flâner dans ce halo...

Allons flâner dans ce halo
que la lune a mis au jardin.
Allons ce soir dans le jardin
déguster une coupe de lune.

L'orgue de l'univers tourne sa manivelle.

Tu m'achètes au ciel une stellaire ?
Cette fleuriste a un drôle d'air.

Faisons comme si nous ne savions pas
que son nom est La Mort
et donnons-lui ce qu'elle voudra
quoi qu'elle demande encore.

Extraits de : Māra ZĀLĪTE, Viss reizē died. Et soudain tout fleurit. Anthologie personnelle établie par l'auteure à partir des recueils

Apkārtne (Environs) et Notikumi (Événements), édition bilingue, traductions du letton en français par Rose-Marie François et Astra Skrābane en collaboration avec l'auteure, édit. Jūmava, Rīga 2011.

Rose-Marie François
Février 2012

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Rose-Marie François  est poète, philologue polyglotte, romancière, rhapsode. Ses œuvres sont traduites dans une douzaine de langues. Elle est maître de conférences à l’ULg en traduction littéraire, spécialement en poésie. Elle est docteur honoris causa de l’Université de Lettonie.

Site web  : www.RoseMarieFrancois.eu




4 Guido Gezelle, poète flamand (1830-1899) appelle cet insecte het schrijverke, « le petit scribe », car il semble toujours « en train d'écrire, récrire et encore écrire, le saint nom de Dieu » : Wij schrijven, herschrijven en schrijven nog,/ den heiligen Name van God.


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