L'artiste entrepreneur est-il aussi un entrepreneur social ?
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Cet article apporte le regard de deux économistes sur l'activité des artistes. En réexpliquant certaines notions centrales du vocabulaire économique, ils posent explicitement trois questions : l'activité artistique est-elle une activité économique ? L'artiste est-il un entrepreneur ? et, dans ce cas, peut-on considérer qu'il est un entrepreneur social ? Si les auteurs reconnaissent que, à l'instar des entreprises sociales, de nombreux artistes ne poursuivent pas une finalité lucrative, ils recommandent toutefois de ne les considérer comme des entrepreneurs sociaux que si leurs pratiques révèlent leur souhait d'entreprendre une activité créatrice en adoptant des pratiques d'économie sociale : qualité  des rapports aux publics, participation des travailleurs, choix éthique des fournisseurs, respect de l'environnement, etc.

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Le présent article traite, dans une optique économique, de l'artiste entrepreneur social. Sont ainsi associés à l'artiste deux termes – « entrepreneur » et « social » – qui sont souvent perçus comme lui étant a priori étrangers. La notion d'artiste entrepreneur est relativement récente et tend à se répandre de plus en plus. Il n'est pas rare d'entendre dans les milieux artistiques des réflexions sur les liens entre la création artistique et la démarche entrepreneuriale. Dans ce contexte, on  voit des notions nouvelles apparaître, comme par exemple celle d'« entreprises critiques » qui désigne des initiatives artistiques comportant une dimension économique1. Même le nom de Joseph A. Schumpeter2, étroitement associé en économie à la notion d'entrepreneur, est parfois évoqué, y compris à l'occasion d'événements artistiques tels que des expositions3.

Mais si l’intrusion de la notion d’entrepreneur dans les milieux artistiques est relativement récente, elle ne traduit pas fondamentalement un phénomène nouveau. Dans une certaine mesure, à l’instar de Monsieur Jourdain, nombre d’artistes – si pas la majorité – se comportent comme des entrepreneurs sans le savoir. D’ailleurs, certainsne font-ils pas remonter au 16e siècle l’émergence de l’artiste entrepreneur, avec comme figure emblématique Lucas Cranach l’Ancien (1472-1553), qui s’adapta à la demande en créant un atelier en vue de produire et de commercialiser ses œuvres4 ?

En tout cas, du point de vue de l’économiste, l’art et la culture relèvent bien de la sphère économique et les artistes peuvent être considérés comme des producteurs, au même titre que de nombreux acteurs économiques. Certes, il ne s’agit pas là d’une position communément partagée, surtout dans les milieux artistiques. Aussi avons-nous jugé utile de commencer par rappeler, dans le cadre de cet article, quelques notions économiques de base de nature à ôter, chez le lecteur, toute idée de connotation péjorative ou déplacée à l’expression « artiste entrepreneur ».


Activité économique (définition courante) : ensemble des processus par lesquelles une collectivité affecte des moyens, a priori en quantités limitées (travail, ressources naturelles, capital…) à la production de biens ou de services destinés à la satisfaction de besoins des individus, a priori en nombre illimités.
Producteur : organisation (société, association, indépendant, service public…) qui contribue à l’activité économique en produisant des biens ou de services.
Ressources non marchandes : ressources dont dispose un producteur et ne provenant pas de la vente sur un marché. Il s’agit de dons, de cotisations, de prix, de sponsoring, de subventions…
Secteur culturel : ensemble des producteurs de biens ou des services relevant de la culture. En relève notamment la création artistique.
Professions culturelles
: ensemble des travailleurs (salariés, indépendants ou intermittents) exerçant un métier relevant de l’art ou de la culture, quel que soit le secteur où ils exercent.
Entreprise : producteur assurant une activité continue de production (se traduisant notamment par le recours à du personnel rémunéré) et comportant une prise de risque pour 
les apporteurs de fonds et le personnel engagé. Dans le langage courant, il s’agit des producteurs vendant leurs biens et services sur le marché.
Économie sociale : ensemble des producteurs du « troisième secteur », situé entre le secteur privé « classique » et le secteur public. Il s’agit de producteurs privés émanant d’une initiative collective et ne poursuivant pas prioritairement un but de lucre (sociétés coopératives agréées, sociétés à finalité sociale, associations, fondations et mutuelles).
But lucratif : finalité d’un producteur cherchant à réaliser le profit maximum en vue de rémunérer le capital.
Finalité sociale : finalité d’un producteur ne poursuivant pas un but de lucre, mais plutôt une finalité de service à la collectivité ou à ses membres.
Entreprise sociale : entreprise poursuivant une finalité sociale. Dans l’optique européenne, elle procède nécessairement d’une démarche collective et relève de l’économie sociale. Dans l’optique anglo-saxonne par contre, tout type d’entreprise qui poursuit une finalité sociale (en ce compris les indépendants) peut constituer une entreprise sociale pour autant qu’elle se finance principalement par le marché.
 

 

Si l’on admet la pertinence du concept d’artiste-entrepreneur, on peut alors être amené à se poser la question de savoir si l’artiste est un entrepreneur « social ». Les notions d’« entrepreneur social » et d’« entreprise sociale » s’inscrivent en Belgique et dans d’autres pays européens dans le concept plus large et parfois mieux connu d’« économie sociale », définie comme étant un « troisième secteur » rassemblant les initiatives économiques qui ne relèvent ni du secteur privé « classique », ni du secteur public. Il s’agit donc d’entreprises privées – coopératives, associations… – qui, quel que soit leur domaine d’activité, sont gérées en fonction d’objectifs non lucratifs : la recherche du profit pour rémunérer leurs propriétaires n’est pas leur objectif premier.

Étant donné que nombre d’artistes se présentent comme des créateurs moins soucieux de leurs intérêts pécuniaires que du rayonnement artistique de leurs œuvres, une question parfois posée est de savoir dans quelle mesure la création artistique peut être considérée comme relevant de l’économie sociale, et donc dans quel cas on peut parler d’artistes entrepreneurs sociaux. Ce questionnement n’est pas purement académique : nombre de composantes de l’économie sociale sont reconnues par les instances publiques régionales comme des secteurs auxquels peuvent s’appliquer des réglementations spécifiques qui ouvrent l’accès à des aides publiques. Il convient de situer la création artistique par rapport à ces initiatives de politique publique.

Avant d’aborder le premier thème – l’artiste entrepreneur –, précisons que si nous nous intéressons à toute forme d’expression artistique (cinéma, théâtre, musique, littérature, peinture, danse, conception graphique…), ne sont considérés ici que les artistes indépendants et intermittents produisant pour leur propre compte, que ce soit de manière isolée ou dans le cadre d’une démarche collective (société, association, groupe, Activités SMartBe5…). Ne seront donc pas visés les artistes travaillant, en tant que salarié ou indépendant, pour le compte de sociétés ou d’organismes qu’ils ne contrôlent pas.


 


 
 
1 Voir le site http://art-flux.univ-paris1.fr
2 Joseph Alois Schumpeter (8 février 1883 - 8 janvier 1950), analyse la figure de l'entrepreneur dans son livre Théorie de l'évolution économique (Theorie der wirtschaftlichen Entwicklung) paru en 1911.
3 Voir par exemple l'exposition « Joseph Aloïs Schumpeter » tenue à Grenoble en avril-mai 2008. Le commissaire, Stéphane Sauzedde, précise notamment que « l’art contemporain aurait dans ses fantasmes, non plus le mythe du génie romantique, mais plutôt celui de super entrepreneur qui montant une start-up devient rapidement une sorte d’omniprésence performante au niveau international » (interview disponible sur le site).
4 Voir notamment le catalogue de l’exposition « Lucas Cranach et son temps » présentée au Palais des Beaux-arts de Bruxelles du 20 octobre 2010 au 23 janvier 2011 (L’univers de Lucas Cranach (1472-1553), Bozar Books, 2010).
5
Rappelons que les Activités SMartBe sont un outil de gestion administrative et financière créé en 2004 à destination des membres artistes intermittents.

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