L'artiste entrepreneur est-il aussi un entrepreneur social ?

Conclusions et perspectives

Vers une charte des artistes entrepreneurs sociaux

On peut résumer en quelques lignes ce qui précède en disant que d’un point de vue économique, la culture et la création artistique constituent un secteur économique à part entière. Les producteurs de la culture sont aussi des « entrepreneurs », s’ils prennent un risque économique, ce qui se traduit souvent par la nécessité de chercher à vendre leurs œuvres, même s’ils bénéficient de subventions. Quant à la figure de l’artiste entrepreneur social, elle correspond au cas particulier de la démarche artistique poursuivant prioritairement une finalité sociale plutôt qu’une finalité de profit ou de simple survie.

anticlimax3© Catherine Antoine

Le caractère social (ou plus exactement « sociétal ») de la finalité d’une entreprise n’est pas aisé à identifier. La forme juridique adoptée (société à finalité sociale, société coopérative, association…) est a priori un critère commode pour présumer du caractère social de la finalité, si toutefois on s’en réfère à l’approche européenne selon laquelle l’entreprise sociale résulte d’une démarche collective. Mais ce critère d’identification des entrepreneurs sociaux présente des lacunes et, surtout, s’avère inopérant si on adopte une optique plus large – l’approche anglo-saxonne – où l’entreprise sociale peut aussi résulter d’initiatives purement individuelles. Le domaine artistique étant précisément caractérisé par la présence importante d’artistes indépendants et intermittents, il est nécessaire de définir des critères clairs qui témoignent de la poursuite d’une finalité sociale dans ce secteur. L’idée d’une charte, à l’image de celle proposée par l’association Opale en France, mériterait certainement d’être creusée dans le contexte belge. Certes, une telle initiative n’est pas aisée à concevoir dans le domaine de la création artistique qui se caractérise bien souvent par la « multi-activité » des acteurs (tantôt artistes autonomes, tantôt responsables d’un projet collectif, tantôt simples exécutants,…), mais il est possible d’imaginer une série d’engagements « à géométrie variable » auxquels l’artiste se conformerait selon son activité du moment.

Photo : spectacle Anticlimax, mes de  Selma Alaoui © Catherine Antoine

Au-delà de simples considérations académiques, en quoi est-il important d’identifier clairement les entreprises sociales dans le secteur artistique ? Une claire « visibilité » des entreprises poursuivant une finalité sociétale permet d’abord de mettre en évidence pour les artistes la possibilité d’entreprendre une démarche créative « autrement », en se fixant des objectifs allant au-delà des seules considérations artistiques. Par effet de mimétisme, ce secteur jusqu’ici relativement peu sensibilisé à l’économie sociale pourrait ainsi voir se développer davantage d’initiatives porteuses de plusvalues sociétales. Plus généralement, les entreprises sociales proposent souvent des solutions novatrices à des problèmes sociétaux, qui sont ensuite prises en relais par les pouvoirs publics. Ce faisant, elles contribuent au façonnage des politiques publiques34, pouvant prendre la forme de réglementations adaptées et de soutiens financiers spécifiques. Dans ce contexte, une meilleure identification des initiatives porteuses d’innovation sociale dans le secteur artistico-culturel, via par exemple un processus de fédération basé sur des critères d’appartenance clairs, serait de nature à peser sur la décision publique et à favoriser la mise en place de politiques conçues sur mesure, tenant notamment compte du caractère souvent individuel de la création artistique35.

 

Mesures d’aides aux artistes entrepreneurs sociaux

Outre les réglementations et les financements publics que pourrait susciter une meilleure visibilité des entreprises sociales du secteur artistique, il est possible d’imaginer des mesures plus générales d’encouragement et de soutien des initiatives entrepreneuriales dans ce secteur, qu’elles poursuivent ou non une finalité sociale.

Ce n’est pas le lieu ici de développer en détail ce point qui mériterait à lui seul une analyse approfondie, mais on peut néanmoins suggérer quelques pistes36. Évoquons d’abord la mise en place des dispositifs de formation à la démarche d’entreprise qui seraient spécifiquement adaptés aux artistes. De telles formations permettraient à cesderniers de se familiariser avec les arcanes de la création et de la gestion d’entreprise, tout en contribuant à démythifier un domaine souvent perçu comme totalement étranger à la démarche artistique. Il convient toutefois d’être attentif au fait que la démarche entrepreneuriale demande au minimum certaines dispositions qui ne sont pas nécessairement partagées par tout le monde, et qu’elle exige inévitablement du temps qui ne peut être consacré à la création. C’est pourquoi il serait plus réaliste pour certains projets de mettre en place une répartition des fonctions, et ce via deux procédés pouvant être complémentaires : le partenariat d’une part, où un artiste s’associe avec un gestionnaire chargé des aspects financiers, marketing et administratifs du projet ; l’externalisation d’autre part, où une partie de la gestion (comptabilité par exemple) est confiée à un organisme spécialisé.

De telles démarches ne vont toutefois pas de soi dans un milieu jusqu’ici encore peu ouvert aux pratiques entrepreneuriales et donc peu sensible aux problèmes et contraintes que celles-ci peuvent poser. Aussi, la présence de structures de conseil et d’encadrement spécialisées pour les candidats artistes entrepreneurs serait de nature à faciliter grandement le démarrage et le développement de projets dans le secteur. C’est un rôle que pourrait jouer un organisme comme SMartBe à l’égard des projets artistiques érigés en Activités. Au-delà de cette mission, rien n’empêche d’imaginer un véritable accompagnement du projet depuis sa genèse (plan financier, plan marketing…) jusqu’à la mise en place éventuelle d’une structure juridique formelle (société, ASBL…), en passant par la recherche de subsides ou la conception d’une campagne d’information. Certes, de telles structures d’accompagnement existent déjà pour les projets d’entreprise « classiques », mais sans doute sont-elles trop éloignées de la « culture » des milieux artistiques pour justifier la présence d’agences spécialisées dans le domaine artistico-culturel, de la même manière qu’en Région wallonne, il existe des « agences-conseil » spécifiquement destinées aux entreprises d’économie sociale37. À ce propos, on pourrait songer à étendre la mission de ces agences-conseil, en principe limitées aux coopératives agréées, SFS et associations, aux artistes indépendants ou intermittents s’inscrivant, sur la base de critères clairs (cf. la charte évoquée plus haut), dans une démarche d’économie sociale.

Enfin, des formules davantage intégrées comme les coopératives d’activités ou les pépinières d’entreprises, qui rassemblent sur un même lieu des entreprises en création bénéficiant sur place d’un ensemble de services, pourraient aussi être envisagées à destination des projets de l’art et de culture38.

 

Michel Marée et Sybille Mertens


 

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Michel Marée est chargé de recherches au Centre d'économie sociale de l'Université de Liège. Ses recherches portent sur l'appréhension conceptuelle et quantitative de l'économie sociale et du secteur no-marchand, ainsi que l'analyse théorique des impacts collectifs des entreprises sociales.

 

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Sybille Mertens enseigne l'économie sociale à HEC-École de gestion de l'Université de Liège. Elle est conceptrice du compte satellite des institutions sans but lucratif en Belgique et titulaire de la chaire Cera en Social Entrepreneurship.

 



34  Voir à cet égard Defourny, J., et Nyssens, M., (2010).
35 Nombre de politiques de soutien public relatives à l’économie sociale ne s’adressent en effet qu’à des structures collectives (ASBL…) et ne sont pas de ce fait adaptées au secteur artistico-culturel. D’autres mesures plus générales excluent nommément le secteur culturel de leur champ d’application. Ainsi par exemple, il n’existe aucune possibilité pour des artistes indépendants de bénéficier en Région wallonne du programme APE (Aide à la Promotion de l’Emploi), qui consiste en une intervention publique dans le coût salarial de personnes employées.
36 Voir notamment sur ce sujet, de Wasseige, A., Refonder les politiques culturelles, Sans-titre-100 titres, Bruxelles, 2006.
37 Voir http://economie.wallonie.be/Dvlp_Economique/Economie_sociale/Agences_conseil.html
38 Rappelons que la coopérative d’activités a pour objectif de permettre à des personnes qui souhaitent créer leur propre emploi ou leur propre structure économique de bénéficier d’un cadre sécurisé qui facilite leur démarrage effectif et leur permet de se familiariser avec le fonctionnement et la gestion d’une entreprise. Les « candidats-entrepreneurs » concluent avec la coopérative d’activités une convention définissant l’encadrement de leurs activités ; ils se voient offrir la possibilité de tester en situation réelle la viabilité du projet économique dans lequel ils ont l’intention de se lancer en tant qu’indépendants tout en conservant, pendant la durée de la convention, leurs droits sociaux (allocations de chômage, revenu d’intégration ou aide sociale). Pour plus d’informations, voir www.coopac.be

 

 

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