L'artiste entrepreneur est-il aussi un entrepreneur social ?

À  titre indicatif, le tableau suivant donne une idée du poids des seules ASBL dans le secteur de la culture en Belgique en prenant à nouveau comme indicateur le nombre d’emplois salariés qu’elles occupent.

 L’emploi salarié dans le secteur de la culture en Belgique  Salariés   ETP
 Édition 205   166,8
 Activités cinématographiques et vidéo   128   107,6
Activités de radio et de télévision, agences de presse 628  558,0
Activités de spectacle   6 197 5 625,3
Autres activités culturelles
(bibliothèques, musées, jardins botaniques,…)
 3 423  2 789,0
 
Total
 
10 580
 
9 246,7
Source : Calculs propres du Centre d’Économie Sociale sur base de données communiquées par l’ONSS (données de 2005)
 

L’entreprise sociale dans la conception anglo-saxonne de l’« entrepreneuriat social »

Un second courant de pensée permet de préciser la notion d’entreprise sociale. Né au début des années 1990 aux États-Unis, il met plutôt en avant la figure de « l’entrepreneur social » en insistant sur la démarche proprement entrepreneuriale de l’individu. Ce n’est pas le lieu ici de décrire cette approche dans tous ses détails et dans ses différentes variantes. Retenons seulement les principaux critères censés constituer une caractérisation commune de l’entreprise sociale et de l’entrepreneuriat social29 : poursuite d’impacts sociaux, innovation sociale, mobilisation de recettes marchandes, usage de méthodes managériales. Aucune condition ne porte sur la forme légale de l’entreprise, qui peut être privée ou publique, de forme commerciale ou non. Cette conception de l’entreprise sociale est donc à la fois plus large et plus restreinte que la conception européenne :

  • plus large, parce qu’elle englobe tout type d’entreprise, en ce compris les entreprises individuelles comme les indépendants, alors qu’en Europe, on a vu que l’aspect collectif de la démarche d’entreprise sociale est une caractéristique fondamentale. Pour ce qui concerne le secteur artistique et culturel, cela implique que les artistes indépendants et les intermittents peuvent, dans cette conception, prétendre à la qualité d’entrepreneur social, sous réserve évidemment de satisfaire aux critères précités. Nous revenons sur cette question plus loin.
  • plus restreinte, parce qu’en insistant davantage sur l’autofinancement via le recours aux recettes marchandes, cette conception est de nature à exclure certaines initiatives de création artistique fondées sur la combinaison de différentes ressources financières.

Un des problèmes posés par l’approche anglo-saxonne de l’entreprise sociale est, contrairement à l’approche européenne, l’absence de contrainte liée à la forme juridique de l’entreprise. Dans la conception européenne, la définition de l’entreprise sociale appliquée à la Belgique renvoie, on l’a dit, à des formes telles que la coopérative, la société à finalité sociale ou encore l’association. Parmi l’ensemble des entreprises, il est donc relativement aisé d’identifier celles que l’on peut qualifier de « sociales30 ». D’où un double avantage : d’une part, il est possible de les repérer dans les fichiers statistiques d’entreprises et donc d’en mesurer le poids dans l’économie ; d’autre part, des réglementations spécifiques peuvent être édictées à leur égard par les pouvoirs publics.

Les entreprises sociales au sens anglo-saxon pouvant en principe revêtir n’importe quelle forme juridique, leur repérage est par contre plus difficile à opérer. C’est plus particulièrement le cas du secteur artistique où on relève nombre d’artistes indépendants ou intermittents31 : seule en effet une analyse au cas par cas permet de déterminer si ces artistes peuvent être qualifiés d’« entrepreneurs sociaux ». Le problème se situe en fait à deux niveaux.

galerie.

Il convient tout d’abord de déterminer si la démarche de l’artiste s’inscrit ou non dans une perspective de lucrativité. En effet, les artistes « entrepreneurs sociaux » au sens anglo-saxon relèvent en principe de la catégorie 2 définie ci-dessus. Pour rappel, les artistes de cette catégorie vendent leurs œuvres sur le marché, mais sans viser prioritairement le profit maximum ; la vente est seulement le moyen d’assurer leur subsistance et de se livrer à leurs activités artistiques. Pour faire bref, « l’art est le but et l’entreprise est le moyen ». Le cas extrême est celui de l’artiste qui prétend produire une œuvre ou réaliser une prestation pour elle-même, sans se soucier du public, c’est-à-dire de la demande potentielle. Sans aller aussi loin, il est commun  d’entendre dire que si tout artiste souhaite être vu (ou entendu, ou lu…), le public n’est pas pour tout artiste un critère d’évaluation essentiel.

Mais si la demande n’est pas l’élément déterminant de la démarche des artistes indépendants relevant de la catégorie 2, peut-on les qualifier ipso facto d’« entrepreneurs sociaux » ? Qu’en est-il en effet de la nature « sociale » de la finalité poursuivie par ces artistes ? Car le fait pour un artiste d’être animé d’une motivation qui dépasse ses simples intérêts financiers ne suffit pas en soi : il faut encore qu’une véritable dimension sociétale sous-tende son action, au-delà de la simple mise en œuvre d’un projet professionnel. Sinon, devrait également être qualifié d’« entrepreneur social » tout indépendant – qu’il soit médecin, boucher, ou plombier… – qui ne sacrifie pas la qualité de son produit à la recherche du plus grand profit. À moins de considérer, comme le font certains, que l’art ne peut être placé sur le même plan que les autres types d’activités économiques, qu’il a, de par sa nature, un statut supérieur, que toute activité artistique transcende nécessairement les intérêts individuels et revêt une dimension sociétale…

Sans négliger cette position sans doute quelque peu normative, nous préférons cependant nous en tenir ici à une vision plus classique et voir, dans un artiste entrepreneur social, une personne soucieuse, dans la cadre de son activité créatrice, d’adopter des pratiques d’économie sociale.

À cet égard, il nous paraît intéressant de mentionner l’initiative prise par l’association Opale, en France, qui vise à inscrire certaines démarches artistico-culturelles dans l’économie sociale. Cette association vise à « accompagner la consolidation et le développement des structures artistiques et culturelles, principalement associatives et employeurs », et ce via notamment la « conception et diffusion d’outils d’appui, et la valorisation des pratiques d’économie solidaire32 ». Dans un Manifeste que les artistes et les acteurs de la culture sont appelés à signer33, on relève une série de pratiques à encourager concernant notamment la qualité des rapports aux usagers, aux publics et aux populations (en prêtant notamment attention aux populations en difficulté et aux territoires mal desservis), la rémunération des artistes, le commerce équitable avec les artistes des pays en développement, le choix des fournisseurs et prestataires, le respect de l’environnement, la participation des salariés et des bénévoles aux processus de définition du projet associatif et du projet artistique et culturel, etc.

En résumé, l’artiste entrepreneur est aussi un entrepreneur social si, que ce soit dans une démarche collective (approche européenne de l’entrepreneur social) ou simplement individuelle, il ne poursuit pas prioritairement un but de lucre et confère à son action une finalité dite « sociale » en incluant volontairement dans son processus créatif des pratiques
ayant des impacts positifs au niveau social, environnemental…

 




29 Voir Defourny, J., et Nyssens, M., (2010), qui comparent en détails les différentes approches de l’entreprise sociale et présentent notamment avec toutes les nuances qui s’imposent les trois grandes écoles de pensée sur ces sujets (école de l’innovation sociale, école des ressources marchandes, approche EMES) et voir aussi Defourny, J., et Mertens, S., « Fondement d’un approche européenne de l’entreprise sociale », working paper HEC-ULg, Liège.
30 Sous réserve qu’elles présentent une structure formelle. Les associations de fait par exemple ne sont pas – sauf cas particulier comme les Activités SMart – aisément identifiables. Par ailleurs, le repérage des entreprises sociales sur la base de la forme juridique présente des lacunes. Ainsi, certaines associations ne sont pas en réalité de vraies entreprises sociales : bien qu’ayant une finalité strictement commerciale, elles adoptent la forme de l’ASBL par pur opportunisme, par exemple pour échapper à l’impôt des sociétés (on parle dans ce cas de « fausses ASBL »). À l’inverse, il existe quelques exemples d’entreprises en société anonyme ou en SPRL qui pourraient revendiquer leur appartenance à la mouvance de l’entreprise sociale.
31 Dans le secteur artistico-culturel, les initiatives sont en effet souvent le fait d’individus isolés qui s’associent ponctuellement, comme des « électrons libres », dans des structures à géométrie variable d’un projet artistique à l’autre.
32 www.culture-proximite.org
33 www.culture-proximite.org/IMG/pdf/declaration.pdf

Page : previous 1 2 3 4 5 6 next