L'artiste entrepreneur est-il aussi un entrepreneur social ?

L’artiste, un entrepreneur social ?

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L’artiste qui, soucieux de son autonomie et de sa liberté, diffuse ses œuvres en marge des circuits commerciaux classiques et/ou mondialisés n’en demeure pas moins un entrepreneur au sens que nous venons de préciser. De même, quand un artiste, dans une démarche « contestataire », vend ses œuvres en prétendant se distancer d’une finalité commerciale et en réfutant sa participation au jeu économique, il se pose clairement en porte-à-faux par rapport aux notions usuelles de producteur et d’entreprise. En effet, nous venons de montrer qu’il participe, certes à son corps défendant, à l’activité économique. Mais sans doute veut-il signifier que sa motivation première est la pure création artistique, et que celle-ci est étrangère à toute considération de profit ? Ce faisant, sa démarche n’est pas très éloignée de celle d’autres types d’initiatives relevant d’autres champs d’activités économiques (l’insertion, l’action sociale, la santé, l’éducation, les énergies renouvelables, la protection de l’environnement, la défense de certaines causes…) qui, elles non plus, n’ont pas pour but premier la rentabilité maximale du capital investi.

La notion relativement récente d’« entreprise sociale » vise précisément à faire état du foisonnement de ce type d’initiatives. Dans le contexte de la récente crise financière, l’intérêt de ce concept réside selon certains dans la possibilité de « faire de l’économie autrement ». Un indice de l’importance donnée aujourd’hui à ces démarches entrepreneuriales est l’entrée récente de l’enseignement du managementdes entreprises sociales dans les business schools23. La question qu’il convient de se poser ici est de savoir dans quelle mesure la notion d’entreprise sociale est de nature à recouvrir la création artistique. En d’autres termes, l’artiste entrepreneur est-il aussi un « entrepreneur social24 » ?

La finalité de l’entreprise sociale

À nouveau commençons par revenir aux concepts. La première – et principale – caractéristique d’une entreprise sociale est de poursuivre d’une façon prioritaire une finalité précisément dite « sociale », plutôt que de poursuivre un objectif de profit. Cela n’implique pas l’absence de profit, mais celui-ci n’est pas le premier but recherché. C’est en ce sens que l’on peut aussi parler de « finalité non lucrative » pour ce type d’entreprise. Notons d’ailleurs que « l’adjectif « social » ne fait pas référence au fait que ces entreprises proposent des services sociaux ou qu’elles se préoccupent des rapports sociaux (…) ; la dimension sociale est à entendre dans le sens « qui a trait à des enjeux de société ». Cela peut par exemple recouvrir une finalité écologique ou culturelle25 ». L’expression « entreprise à but sociétal » serait donc sans doute plus pertinente. Les finalités poursuivies par les entreprises sociales sont ainsi multiples. Nous les résumons dans l’encadré suivant.

 Les finalités des entreprises sociales

Lutter contre l’exclusion et renforcer la cohésion sociale
Lutter contre les inégalités Nord-Sud et favoriser la coopération internationale
Offrir des services de qualité dans les soins de santé, l’action sociale et la culture
Protéger l’environnement et favoriser le développement durable
Défendre les droits et les intérêts des consommateurs, des travailleurs ou des minorités


En référence au classement des producteurs culturels que nous avons proposé plus haut, il semble évident que les entreprises des catégories (2) et (3) pourraient prétendre à la qualification de « sociales », puisque leur objectif premier n’est pas la recherche du profit maximum. Mais pour en dire plus, il convient toutefois de préciser davantage le concept d’entreprise sociale, en évoquant les deux principaux grands courants conceptuels auxquels il se rattache.

L’entreprise sociale dans la conception européenne de l’« économie sociale »

En Europe, la notion d’entreprise sociale s’inscrit dans une filiation très nette avec le courant de l’« économie sociale » ou du « troisième secteur », notion qui rassemble des organisations situées en dehors du secteur privé classique et du secteur public. C’est dans ce courant que s’inscrit par exemple le réseau européen EMES26 qui, dès la fin des années 1990, a mis en évidence le fait que de nouvelles dynamiques entrepreneuriales traversent aujourd’hui l’économie sociale, que ce soit sous la forme de nouvelles organisations présentant des caractéristiques originales (par exemple, les « sociétés à finalité sociale »), ou par le biais de l’émergence d’un nouvel esprit entrepreneurial qui touche des initiatives plus classiques (par exemple, l’introduction de méthodes de gestion dans les associations).

Il est utile à cet égard de reprendre la définition de l’économie sociale, telle qu’elle a été adoptée en Région wallonne et qui fait généralement l’unanimité :

 

 La définition de l'économie sociale*

L’économie sociale recouvre les activités économiques productrices de biens ou de services exercées par des sociétés, principalement coopératives et/ou à finalité sociale, des associations, des mutuelles ou des fondations, dont l’éthique se traduit par l’ensemble des principes suivants :
1. Finalité de service à la collectivité ou aux membres plutôt que finalité de profit ;
2. Autonomie de gestion ;
3. Processus de décision démocratique ;
4. Primauté des personnes et du travail sur le capital dans la répartition des revenus.

* Source : Décret wallon relatif à l’économie sociale du 20 novembre 2008, inspiré d’une note du Conseil wallon de l’économie sociale (1990).
 

Les principes 1 et 4 de cette définition rejoignent la caractéristique première de l’entreprise sociale, à savoir la poursuite d’une finalité sociale27. L’énumération des formes juridiques requises (sociétés, associations, mutuelles, fondations), alliée au principe 3 sur le processus démocratique, montre que l’entreprise sociale est en principe une initiative collective émanant d’un groupe de personnes. Enfin, le principe 2 relatif à l’autonomie de gestion implique que l’entreprise sociale est d’émanation privée et donc distincte du secteur public, même si elle peut bénéficier de subventionnements.

Pour synthétiser ce qui précède, nous dirons qu’au sens européen du terme, constituent des entreprises sociales les entreprises culturelles des catégories (2) et (3) qui vendent leurs œuvres en poursuivant une finalité sociale, sont d’origine privée (ce qui exclut les entités publiques) et revêtent une forme collective. Dans le contexte belge, il s’agit donc principalement de sociétés coopératives28, de sociétés à finalité sociale (SFS) et d’associations, dans la mesure où l’on peut présumer que l’adoption d’un de ces statuts traduit une volonté de ne pas s’inscrire dans une recherche de profit. Notons que par « association », il faut en principe entendre aussi bien les structures formelles que sont les ASBL (associations sans but lucratif) que les associations de fait. Toutefois, dans ce dernier cas, la présomption d’une finalité sociale est moins nette. Ainsi en est-il notamment des Activités SMartBe (groupe de musique, troupe de théâtre…) qui constituent un ensemble très divers d’initiatives, allant de projets ayant clairement une finalité sociétale à des productions à but essentiellement lucratif, en passant par des associations d’artistes dont certaines ont principalement un objectif de viabilité financière.

Ne constitueraient en tout cas pas des entrepreneurs sociaux au sens de la présente approche, les artistes indépendants ni les intermittents isolés, vu l’absence de dimension collective.



 

23 En Belgique, on citera à titre d’exemple la création en 2010 – 2011 d’une filière de spécialisation en « management des entreprises sociales » dans la cadre du master en sciences de gestion à HEC - École de gestion de l’Université de Liège.
24 À nouveau, il convient de préciser que les notions d’entrepreneur social et d’entreprise sociale mobilisent des pans entiers de la littérature scientifique. Pour une synthèse éclairante, voir Defourny, J., et Nyssens, M., (2010). Dans le cadre de cet article, nous considérons l’entrepreneur social comme
le dirigeant d’une entreprise sociale.
25 Mertens, S., et Marée, M., « Les contours de l’entreprise sociale » dans Mertens, S. (dir.), La gestion des entreprises sociales, Édipro, Liège, 2010, p. 24.
26 EMES European Research Network.
27 Le principe 4 relatif à la répartition des revenus consacre le caractère « non capitaliste » de l’entreprise sociale. Pour plus de détails, voir Mertens, S., et Marée, M., (2010), p. 28 et suiv.
28 Pour être précis, il convient de ne retenir que les coopératives agréées pour le Conseil National de la Coopération (CNC), car seule cette agréation est de nature à garantir la finalité sociale de la coopérative.

 

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