L'artiste entrepreneur est-il aussi un entrepreneur social ?
milo400

Les trois catégories de producteurs culturels

Si l’on s’en réfère aux notions économiques de base, on peut sans hésitation parler de « producteurs » et de « production » à propos de la culture (et de l’art en particulier) qui constitue de ce fait un champ économique spécifique. Se pose dès lors une question : d’où viennent les réticences des milieux artistiques à admettre que l’art ressort aussi de la production, et qu’une « révolution copernicienne12 » doit encore s’opérer à cet égard dans nos sociétés ? Pourquoi lit-on encore souvent que l’artiste n’est pas un « producteur » mais un « gestionnaire », sous prétexte que, en dehors de la musique, de la télévision ou du cinéma, l’artiste vit bien souvent de subventions13 ? Tout ici est affaire de sémantique et dépend du sens que l’on donne aux mots « économie » et « producteurs ». Il faut à cet égard reconnaître que ces termes tendent de plus en plus à être utilisés, dans le langage courant (y compris, malheureusement, dans le monde politique et dans celui des institutions internationales14), dans un sens restrictif qui dénature leur signification première. Cette mécompréhension résulte d’une double confusion : d’une part, l’économie est assimilée au marché ; d’autre part, le marché est vu comme une institution, utilisée par des producteurs uniquement guidés par la recherche du profit maximum.

En d’autres termes, l’économie est souvent perçue à tort comme l’ensemble des activités marchandes réalisées par des producteurs cherchant d’abord et avant tout une rentabilité maximale. Suivre cette optique revient bien entendu à exclure indûment du champ économique nombre d’activités qui ne répondent pas à cette définition : celles qui sont totalement ou partiellement subventionnées et celles qui sont réalisées sans objectif de maximisation du profit. En réalité, dans l’optique que nous préconisons ici et qui est aussi celle de la mesure du PIB évoquée plus haut, toute activité culturelle et artistique relève bien de l’économie, qu’elle cherche ou non à être la plus « profitable » possible, ou qu’elle soit ou non subventionnée. Ainsi en est-il de l’atelier de peinture de Rembrandt (souvent cité comme exemple d’« authentique entreprise15 »), de la Factory d’Andy Warhol, des artistes de la mouvance de la « Corporate Attitude16 »… mais aussi du centre culturel local ou encore de l’artiste indépendant qui accorde davantage d’importance à la valeur artistique de son œuvre qu’à son résultat commercial.

Avant d’aller plus loin, il convient cependant de reconnaître que tous les producteurs culturels n’affichent pas une position commune vis-à-vis des questions de commercialité et de lucrativité. Même s’il n’est pas toujours aisé d’observer des lignes claires de démarcation, nous proposons de distinguer trois grands cas de figure :

  1. les producteurs culturels qui vendent leurs œuvres sur le marché en vue de réaliser le profit maximum. Ils relèvent de ce que nous appellerons l’économie « classique » et on peut dans une certaine mesure parler ici d’assujettissement de l’activité créatrice à la logique lucrative. La trilogie « entrepreneur - produit - client » prend ici tout son sens17.
  2. les producteurs culturels qui vendent leur œuvre sur le marché en vue d’assurer leur viabilité financière, et non en vue du profit pour lui-même. La logique est ici inverse : la création artistique prime sur les considérations de lucre.
  3. les producteurs culturels qui sont partiellement voire totalement subventionnés18 et dont les ventes éventuelles ne constituent donc qu’une fraction de leurs ressources financières. Pour eux aussi, la création prime sur la logique lucrative.

Et l’entrepreneur culturel ?

Les artistes sont donc des producteurs, mais sont-ils aussi des « entrepreneurs » ? La réponse diffère selon que l’on utilise la définition courante des notions d’entrepreneur et d’entreprise ou que l’on se rallie à des acceptions plus récentes, véhiculées notamment par le monde académique19.

La définition usuelle de l’entrepreneur décrit celui-ci comme « une personne qui dirige une entreprise et met en œuvre divers facteurs de production (ressources naturelles, travail, capital) en vue de produire des biens ou fournir des services ». Quant à l’« entreprise », il s’agit d’une « organisation autonome de biens ou de services marchands20 ».

SPRL Phile Deprez M1283

Ainsi défini, l’« entrepreneur » est entendu au sens de producteur « marchand ». Autrement dit, dans une telle vision, les artistes commercialisant intégralement leurs œuvres sont indubitablement des entrepreneurs. Il s’agit essentiellement des producteurs des catégories (1) et (2), mais il conviendrait aussi d’y ajouter une partie des artistes de la catégorie (3), à savoir ceux qui recourent d’une façon significative à la vente de leurs œuvres et ne sont que partiellement subventionnés. Dans l’approche académique, ces notions d’entrepreneuriat et d’entreprise sont encore largement débattues et donnent même lieu, depuis une vingtaine d’années, à l’émergence de courants de pensée complémentaires qui mettent en évidence des aspects différents des réalités qu’ils étudient21.

Photo : SPRL, de Jean-Benoît Ugeux © Phile Deprez

Les économistes ne sont pas tous d’accord entre eux sur ce qui caractérise une entreprise. La plupart précisent qu’une entreprise produit des biens et services destinés à être vendus sur un marché. Certains vont même jusqu’à préciser que « la finalité de la production et de la vente est la réalisation d’un profit22 ». D’autres cependant remettent en cause la place centrale occupée par les dimensions commerciales et lucratives et défendent l’idée selon laquelle on peut « entreprendre autrement », en s’écartant du modèle purement marchand ou purement à but lucratif. Tous la considèrent cependant comme une entité productrice de biens et de services dont les activités entraînent une certaine prise de risque. Notons d’emblée que la restriction de l’entreprise aux seules activités de production à but lucratif s’explique essentiellement par la prédominance du marché dans l’histoire de nos économies. Elle est évidemment conventionnelle et propose à nouveau un raccourci intellectuel entre « prise de risque », « objectif de profit » et « recours au financement marchand ».

Cette restriction conceptuelle est aussi ambiguë dans son application. En effet, nombreux sont les producteurs du secteur culturel – en particulier ceux sous forme associative – qui fondent leur financement sur un mix de ressources (ventes, dons, cotisations, subventions publiques…) dans des proportions variables. On est en fait en présence d’un « continuum » de producteurs, allant de ceux qui se financent intégralement par des ventes sur le marché à ceux qui ne bénéficient que de ressources non marchandes (par exemple, des subventions). Dès lors, à partir de quel seuil peut-on parler d’un recours « significatif » à la vente qui nous permettrait de parler d’entrepreneur ou d’entreprise ?

Pour poursuivre notre réflexion, nous gardons une définition « élargie » de l’entreprise au cœur de laquelle nous plaçons ce qui semble faire consensus : l’activité économique de production et la prise de risque. Par conséquent, notre compréhension des rapports entre le secteur culturel et le champ économique peuvent s’exprimer de façon synthétique comme suit : L’ensemble des entités (sociétés, associations, services publics, artistes indépendants et intermittents…) qui contribuent à la fourniture des services culturels et artistiques sont des producteurs au sens économique du terme et constituent ensemble le secteur culturel de l’économie. Parmi ces producteurs, ceux qui assument une prise de risque, souvent (mais pas exclusivement) en recourant au financement de marché, peuvent être qualifiés d’entrepreneurs ou d’entreprises.



12 Expression utilisée par Ardenne, P., « L’artiste, un entrepreneur comme les autres » dans L’Art même, n°34, 1er trimestre 2007, Bruxelles.
13 Voir à cet égard l’intervention d’une participante à une journée d’études portant sur la production théâtrale, de Bodt, R. (dir.) avec la collaboration de Fafchamps C. et Parfondry O., Penser la production théâtrale aujourd’hui ?, Le Chariot, Mons, 2009, p. 31.
14 Par exemple, la Cour de Justice de la Commission européenne qualifie d’économique « toute activité consistant à offrir des biens ou des services sur un marché par une entreprise (…) » (cité par Defourny, J., et Nyssens, M., « Conception of Social Enterprise and Social Entrepreneurship in Europe and the United States : Conferences and Divergences » dans Journal of Social Entrepreneurship, I : I, 2010, p. 32-53., souligné par nous).
15 Voir notamment Ardenne, P., (2007).
16 Ardenne, P., (2007).
17 En tant qu’économistes, nous ne nous prononcerons pas ici sur la question, éminemment normative et régulièrement débattue dans les milieux artistiques, de savoir si une œuvre conçue dans un but purement commercial n’est pas en quelque sorte « pervertie » et peut encore prétendre au statut de réelle œuvre d’art.
18 Pour être complet, outre les subventions publiques, certains producteurs sous forme associative peuvent également percevoir des dons et des cotisations.
19 Les notions d’entreprise et d’entrepreneur répondent à des usages différents dans le monde académique. Pour le secteur culturel, il semble plus simple, dans le cadre de cet article, de considérer l’entrepreneur comme étant simplement le dirigeant d’une entreprise.
20 Ces deux définitions sont celles du Petit Robert. Notons que la notion schumpéterienne de l’entrepreneur, fréquemment évoquée dans les écrits économiques, ajoute une dimension d’innovation à cette définition.
21 Pour un aperçu des différents paradigmes de la littérature sur l’entrepreneuriat, voir l’excellente synthèse réalisée par F. Janssen et B. Surlemont, « L’entrepreneuriat : éléments de définition » dans Janssen, F. (éd.), Entreprendre : une introduction à l’entrepreneuriat, De Boeck, Bruxelles, 2009, p. 25-35.
22 Cohen, A., Sciences économiques et sociales 2de, Bordas, Paris, 2000, p. 286.

 

Page : previous 1 2 3 4 5 6 next