L'artiste entrepreneur est-il aussi un entrepreneur social ?

L’artiste, un entrepreneur ?

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L’expression « artiste entrepreneur » peut sembler dérangeante car elle associe deux domaines encore souvent considérés comme étrangers, voire antinomiques : celui de la création artistique d’une part, et celui de l’économie d’autre part. Pour certains, toute activité artistique visant explicitement la vente d’une œuvre sur le marché relèverait davantage de l’économie et du profit que de l’art véritable. Au pire, l’expression « artiste entrepreneur » désignerait des évolutions récentes dans le domaine de l’art caractérisées par l’apparition de démarches qualifiées de purement mercantiles, où l’œuvre d’art est considérée comme un simple produit à vendre et où la trilogie « entrepreneur - produit - client » se substituerait à la conception classique« artiste - œuvre - public6 ».

Sans nier le fait évident que certaines démarches artistiques s’inscrivent nettement dans une optique commerciale, nous souhaitons rappeler dans cette section que la commercialisation d’une œuvre d’art ne réduit pas a priori sa nature artistique. Pour ce faire, il convient de revenir à la définition même des concepts : qu’est-ce l’économie ? Qu’est-ce qu’un entrepreneur ? Comment situer la création artistique par rapport à ces deux notions ?


Économie et culture

Les artistes relevant de la culture (nous y reviendrons plus loin), il convient d’abord de voir comment l’économiste conçoit la place des activités culturelles. Tout manuel de science économique définit son champ d’analyse. Celui-ci concerne les activités économiques, c’est-à-dire l’ensemble des processus par lesquelles une collectivité affecte des moyens, a priori en quantités limitées (travail, ressources naturelles, capital…) à la production de biens ou de services destinés à la satisfaction des besoins des individus, a priori en nombre illimités. La notion de « besoins » est ici extensive et ne se limite pas aux besoins dits « fondamentaux » (se nourrir, se loger…), mais englobe toutes les attentes des membres de la collectivité en termes d’éducation, de santé, de transport, de sécurité… et de culture. Le mot « économique7 » ne traduit donc rien d’autre que la nécessité d’opérer des choix dans l’ensemble des besoins qu’il convient de satisfaire, et partant, dans ce qu’il convient de produire, compte tenu du fait évident que nous ne vivons pas dans un monde de profusion ou, pour le dire autrement, que les ressources que nous pouvons utiliser sont limitées.

Dans ce contexte, on peut légitimement parler de « production de biens ou de services » à propos des activités artistiques et plus généralement culturelles (représentation théâtrale, spectacle musical, galerie d’art…), tout comme l’on parle de production d’automobiles, puisque, dans les deux cas, on consacre des moyens à la réalisation d’un « produit » destiné à répondre à un besoin. D’ailleurs, les activités culturelles sont, à l’instar des automobiles montées en Belgique, soigneusement comptabilisées dans les comptes nationaux et dans le calcul du « produit intérieur brut » ou PIB du pays. Si l’on parle de production de services culturels, on peut, par extension, utiliser le vocable de « producteurs culturels » pour désigner l’ensemble des entités (sociétés, associations, services publics, artistes indépendants….) qui contribuent à la fourniture de ces services. L’ensemble de ces producteurs culturels constitue le secteur économique de la culture. Notons que la notion économique de « producteur » ici utilisée est évidemment plus large que la conception parfois rencontrée dans le domaine artistique, notamment quand il est question de la répartition des rôles entre « artistes », « producteurs » et « diffuseurs ». Dans l’approche économique, ces trois types d’agents sont considérés comme des producteurs.

Puisque la culture est un secteur économique à part entière, on peut en principe en appréhender le poids économique, par exemple, en évaluant sa contribution au PIB ou sa part dans l’emploi national. Il serait aussi théoriquement possible d’analyser dans les comptes nationaux les flux financiers qui la concernent et qui sont loin d’être négligeables (montants des droits d’auteurs, dépenses des ménages pour les spectacles ce cinéma,…). Malheureusement, les statistiques agrégées publiées en Belgique manquent en général de précision et ne permettent pas d’isoler aisément le secteur en tant que tel parmi l’ensemble des activités économiques8. Seules des données brutes extraites directement des bases statistiques tenues par des organismes tels que la Banque Nationale de Belgique (BNB) ou encore l’Office National de la Sécurité Sociale (ONSS), peuvent apporter des éléments utiles à cet égard. Dans le tableau suivant, on s’est limité à appréhender le poids du secteur culturel par le nombre d’emplois salariés qu’il occupe (nombre de personnes et nombre d’équivalents temps plein).

 L’emploi salarié dans le secteur de la culture en Belgique  Salariés   ETP
 Édition   10 294   9 332,3
 Activités cinématographiques et vidéo   3 093   2 561,5
Activités de radio et de télévision, agences de presse  9 618  9 076,1
Activités de spectacle  11 849  10 369,1
Autres activités culturelles
(bibliothèques, musées, jardins botaniques,…)
 10 416  8 120,3
 
Total
 
45 269
 
39 459,2
Total en % de l’emploi salarié en Belgique  1,34%  1,28%
 Source : CES (HEC-ULg), sur base de données communiquées par l’ONSS (données de 2005).

Ce tableau est basé sur une nomenclature traditionnellement utilisée pour classer les activités économiques9. Elle reprend les branches en relation directe avec la culture considérée extensivement, et donc en excluant les branches plus générales comme l’enseignement (cours de musique…), la distribution (librairies…), etc. Les branches considérées comme spécifiquement culturelles représentent ainsi en Belgique plus de 45 000 emplois salariés. Bien sûr, le nombre de salariés n’est qu’un critère d’appréciation, qui ne tient compte, ni des indépendants (entre 25 000 et 30 000), ni d’une grande partie des travailleurs intermittents qui relèvent du domaine artisticoculturel10. Au total, le secteur de la culture concernerait vraisemblablement plus de 100 000 personnes en Belgique.

AMrchédel'art

Les activités artistiques en tant que telles constituent un sous-ensemble des activités du secteur culturel, qu’il s’agisse des arts littéraires, des arts de la scène, des arts plastiques, de la musique, de l’audiovisuel… À titre d’exemple, les prestations musicales sont statistiquement reprises dans la branche « activités de spectacle » du tableau précédent. Dans la suite du texte, qui concerne principalement les artistes, nous continuerons toutefois à parler d’une façon plus générale du secteur de la culture aussi longtemps que le raisonnement s’appliquera à cet ensemble plus large dont relèvent les artistes.

À ce stade, deux remarques nous paraissent nécessaires. Précisons d’abord qu’il ne faut pas confondre le poids du secteur culturel en Belgique, c’est-à-dire des producteurs (sociétés, associations, services publics, indépendants…) de services culturels dont il est question ici, avec le nombre de personnes exerçant une profession artisticoculturelle. En effet, les chiffres précédents ne reprennent pas les artistes occupés dans les autres secteurs de l’économie (comme par exemple les designers dans le secteur vestimentaire, ou les décorateurs dans le secteur de la construction). Il est d’ailleurs statistiquement très difficile d’estimer leur nombre.

Par ailleurs, certains pourraient objecter qu’on ne peut apprécier l’importance de la culture et de la création artistique en particulier dans une société en se limitant à évaluer la contribution des producteurs culturels au PIB et le nombre d’emplois que leurs activités génèrent. Ils arguent que ce type d’activités est nécessaire au développement harmonieux d’une collectivité et à son bien-être, et qu’il s’agit-là d’aspects intangibles irréductibles à toute quantification. Cette objection est pertinente et c’est d’ailleurs pourquoi les économistes ont inventé la notion d’« impacts collectifs » pour désigner précisément ce qui n’est pas appréhendé correctement par les mesures traditionnelles11. Ces effets sociétaux ou impacts collectifs caractérisent en fait de nombreux domaines d’activités en dehors de la culture. Imagine-t-on par exemple réduire l’importance du secteur de l’éducation au seul nombre d’emplois occupés, sans tenir compte du rôle fondamental que ce secteur joue dans le développement économique, social… ? Mais le fait qu’il existe des effets externes (ou impacts collectifs) engendrés par les activités culturelles et que ces effets demeurent largement intangibles n’enlève pas toute utilité aux mesures traditionnelles et, surtout, ne contredit en rien le caractère économique de ces activités.

 




6 Voir notamment l’article « L’artiste entrepreneur » sur www.myspace.com/aureliebousquet/blog/475755908
7 Venant du grec et désignant étymologiquement la « gestion du ménage ».
8 Sur cette question, voir Être intermittent dans le secteur artistique, étude réalisée par le Bureau d’études de SMartBe, Bruxelles, 2010, p. 79 et suiv.
9 Nomenclature NACE-BEL, version belge de la « Nomenclature générale des Activités économiques dans les Communautés européennes » établie par Eurostat.
10 En effet, en raison de conventions statistiques, la plupart des intermittents ayant effectué des prestations déclarées à l’ONSS ne sont pas répertoriés dans les fichiers.
11 Pour un exemple d’analyse des impacts collectifs d’un type d’activité – en l’occurrence l’insertion socio-professionnelle –, voir Marée, M., « Les impacts collectifs de l’insertion. Définition, typologie et techniques de mesure » dans Nicaize, I., Nyssens M. et Marée M. (éds), Économie sociale, inclusion
sociale et intérêt général, Politique scientifique Fédérale/Academia Press, Gand, 2006.

 

 

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