Comment l'entrepreneuriat peut-il trouver concrètement sa place dans le champ artistique. Après avoir mis en évidence la nécessité d'un changement dans la politique socioéconomique, nous distinguerons deux formes d'entrepreneuriat : initiatives structurelles et entreprises individuelles.
Inadaptabilité du modèle social
Dans l'article « L'artiste, entrepreneur de l'incertain », Suzanne Capiau, juriste et maître de conférences à l'Université libre de Bruxelles, pose la question suivante : le cadre social et juridique belge tient-il compte de la situation particulière de l'artiste, ce travailleur au projet ? Force est de constater, selon elle, que la dichotomie classique de notre système social entre l'activité indépendante et l'activité salariée ne s'adapte pas toujours adroitement à la réalité socioéconomique, et tout particulièrement à l'intermittence propre aux métiers artistiques. L'auteure parle d'un « cadre général qui a persisté mais n'a pu convenir à toutes les activités professionnelles. La jurisprudence d'une part, puis la loi, d'autre part, l'ont adapté à de nombreuses reprises ». Capiau tient avant tout à mettre en évidence le socle autour duquel tout notre système social s'est construit depuis le début du 20e siècle : l'emploi à temps plein à durée indéterminée. Ce modèle place, selon elle, les travailleurs intermittents, qui doivent jongler entre différents contrats de courte durée, dans des situations juridiques délicates. Les artistes se trouvent en première ligne par rapport à cette récente tendance de l'intermittence :
« Les conditions de vie et de travail des artistes ne leur permettent pas de s'insérer facilement dans le cadre juridique classique élaboré pour le commun des travailleurs de l'industrie et du commerce ».
L'auteure mentionne la création, en 2003, du statut d'artiste, un statut d'entrepreneur quasi-salarié, qui permet à l'artiste de bénéficier d'une protection sociale - en touchant notamment des allocations de chômage entre des contrats de courte durée -, tout en ayant la possibilité d'opter pour le statut d'indépendant si sa situation économique le lui permet.
Le régime de l'activité salariée et celui de l'activité indépendante sont tous deux inadaptés à la situation des artistes en Belgique, souligne Capiau. Le statut de travailleur indépendant, qui présuppose une « activité rémunérée régulière » et une activité prévisible et rentable, s'adapte difficilement aux aléas de l'activité artistique, faite de « revenus irréguliers et forts aléatoires » ; l'une des raisons pour lesquelles le législateur a été amené à créer ce nouveau statut de l'artiste. Pourtant, l'activité salariée ne s'applique pas mieux aux contrats artistiques, ces derniers étant le plus souvent des contrats à durée déterminée ou au travail nettement défini. Cette situation pose des problèmes : quid de l'incapacité de travail pour cause de maladie, des jours fériés, du droit collectif du travail, dans ce contexte de succession de contrats extrêmement courts ?
Si le statut d'artiste est, comme l'actualité récente nous l'a démontré, une nécessité absolue par rapport au régime intermittent du travail artistique, Suzanne Capiau souligne les contradictions de ce cadre socio-juridique obligeant les artistes à se fondre dans des catégories auxquelles ils ne correspondent pas réellement. L'auteure de conclure :
« La création artistique participe au prestige des nations, et personne ne conteste plus aujourd'hui qu'elle contribue activement à la visibilité et au développement économique des régions.
Pour soutenir la création artistique, il faut, en dépit des améliorations récentes, poursuivre l'adaptation du cadre juridique et social dans lequel elle s'inscrit ».
Jef Van Langendonck, professeur de droit social à l'Université catholique de Louvain dont nous avons déjà commenté les vues sur l'inscription de l'artiste au sein du système de sécurité sociale, propose un état des lieux qui va dans le même sens que l'analyse proposée par Capiau. Le régime belge de sécurité est « un curieux mélange de modernisme audacieux et de conservatisme social », affirme Van Langendonck. Ce conservatisme social, l'auteur le fait remonter au 19e siècle, époque d'une division sociétale entre classe supérieure, classe moyenne et classe ouvrière. Aujourd'hui, cette hiérarchisation ne se fait plus en termes de classes sociales, mais plutôt d'un point de vue économique :
« Si curieux que cela puisse paraître, notre sécurité sociale moderne est encore toujours basée sur cette division en différents états. Dans la terminologie actuelle, on parle de fonctionnaires, d'indépendants et de salariés. [...] Les fonctionnaires bénéficient d'une excellente protection sociale [...]. Tout autre est la vie des indépendants, qui ne peuvent espérer qu'une pension de misère et qui sont donc bien obligés d'épargner autant qu'ils le peuvent pour leur retraite. Le statut des salariés se trouve à mi-chemin ».
Selon le juriste, force est de constater que cette dynamique ne coïncide plus avec la réalité économique et sociale : l'inscription dans une catégorie juridique n'a plus nécessairement d'incidence sur la situation socioéconomique. Chaque groupe est pourtant soumis à un régime juridique particulier : le droit administratif pour les fonctionnaires, le droit du travail pour les salariés et le droit commercial ou civil pour les indépendants.
Van Langendonck s'emploie à remettre en cause les frontières, présupposées imperméables, entre statut privé-statut public et statut salarié-statut indépendant. Les détails de la remise en question de ces distinctions s'adressent avant tout aux juristes chevronnés et dépassent le cadre de ce dossier. Il est par contre essentiel de retenir, de cette analyse, le constat de l'extrême inadaptabilité du modèle social par rapport à un marché du travail en perpétuelle mutation. Si l'analyse est davantage axée sur le macroéconomique, le texte concerne aussi, de manière plus précise, la situation artistique : comment l'artiste peut-il arriver à s'insérer dans une structure économique organisée selon des oppositions et des terminologies inadaptées à la réalité économique et sociale ?
Estelle Krzeslo, chargée de recherches au centre Metices1 de l'Université libre de Bruxelles, prend l'exemple du travail artistique pour évoquer une tendance sociétale : l'intermittence comme « modèle d'emploi de l'économie moderne ». La chercheuse souligne à quel point le modèle de l'intermittence ne s'applique plus uniquement au monde des arts et de la culture, mais s'insère dans d'autres secteurs d'emploi :
« Aujourd'hui, le paradoxe veut que des carrières particulières, comme par exemple celle des artistes, dont le déroulement est spécifique et repose sur la mobilité des travailleurs et les changements de fonction, au lieu d'être l'exception, soient considérés comme des modèles pour l'ensemble des salariés, même lorsque ceux-ci n'ont, au contraire des artistes, aucun avantage à valoriser leur propre créativité ».
1 Metices : Migrations, Espaces, Travail, Institutions, Citoyenneté, Épistémologie, Santé.