L'artiste a-t-il le droit de se soustraire à la réalité économique ?

De la nécessité de l'émergence de l'entrepreneuriat en art

Sarah de Heusch, sociologue, Anne Dujardin, économiste, et Héléna Rajabaly, démographe, épinglent ce qu'elles considèrent être les principales caractéristiques du travail artistique. L'artiste développe, selon elles, de plus en plus son activité dans le cadre du « travail au projet ». Pour exercer son activité de la manière la plus favorable possible, l'artiste organisera son activité selon quatre principaux motifs. Premièrement, la multi-activité : l'artiste ne pouvant prévoir son employabilité à long terme, celui-ci va s'engager dans un nombre d'activités très diverses, qu'elles soient artistiques, para-artistiques (l'enseignement notamment) ou non-artistiques. Ces activités permettent à l'artiste de vivre de son art mais aussi de s'intégrer davantage dans le secteur, par la constitution d'un « portefeuille d'activités et de ressources ». Deuxième grand élément selon les auteures, l'artiste a fréquemment recours à un noyau dur de clients. Ces collaborations successives avec les mêmes clients favorisent le maintien des artistes sur le marché du travail artistique, et témoignent de la profonde imbrication des rapports personnels dans les rapports professionnels. Les artistes travaillent ensuite constamment à la diversification de leurs compétences, qu'ils acquièrent par formation ponctuelle, institutionnelle ou non, ou simplement « sur le tas » ; que ces compétences soient strictement artistiques ou connexes (gestion, leadership, expertise financière, légale, etc.). Enfin, l'activité artistique s'inscrit et se développe à l'intérieur de réseaux. Chaque artiste travaille au développement de contacts, de réseaux à l'intérieur desquels un mécanisme d'interdépendance relie chaque membre. Pour les auteures, la démarche entrepreneuriale en art consiste à prendre en compte ces différents paramètres. De la sorte, l'artiste sera davantage maître de son destin, et appréhendera mieux les règles du jeu socioéconomique auquel il participe – consciemment ou non :

« En conclusion, il ressort de cet article que les artistes entrepreneurs, travaillant au projet, doivent pouvoir manipuler et maîtriser différents éléments-clés [...] pour s'ancrer de manière durable dans le secteur et développer leurs activités ».

L'entrepreneuriat pourrait donc permettre à l'artiste de prendre conscience des conditions de sa réussite dans le champ artistique, et de mettre en place des stratégies adéquates. Les thèses du sociologue Pierre-Michel Menger, dans son texte « Œuvrer dans l'incertitude », renforcent de manière fort indirecte les vues que nous venons d'exposer. Menger met en en effet en évidence à quel point le travail artistique « est modelé par l'incertitude ». L'originalité esthétique et la valeur artistique ne peuvent se mesurer qu'en termes relatifs. C'est la compétition sur le marché artistique qui déterminera la valeur des réalisations artistiques, en fonction d'un flux de demandes. En conséquence de quoi les réussites, les progressions et les rémunérations sont l'objet de tournois dans lesquels l'évaluation de tout travail artistique se fait en fonction d'incessantes comparaisons. En d'autres termes, l'œuvre d'art n'a en soi aucune valeur esthétique ou marchande propre. Cette dernière est fonction de l'appréciation générale d'une œuvre, mise en relation avec un ensemble d'autres, « concurrentes ». « Nul ne peut s'engager dans le jeu ainsi réglé avec la certitude de triompher, parce que le talent ne se mesure pas directement, en valeurs absolues, mais par des comparaisons graduelles », nous dit le sociologue du travail. Même si elle n'est dite qu'à demi-mot, la thèse de Menger résonne avec les conclusions de Rajabaly et de Heusch : dans un environnement (le champ artistique) où la carrière des artistes ne peut être approchée que comme un « processus scholastique », l'entrepreneuriat, faute de garantir quoi que ce soit à l'artiste, lui permet néanmoins d'être doué d'une certaine conscience de sa position dans le champ, condition sine qua non pour pouvoir en maîtriser les règles.

Les économistes Michel Marée et Sybille Mertens, de l'Université de Liège, affirment que les mondes économique et artistique sont plus proches qu'on ne pourrait le penser, en mettant en évidence que le champ artistique n'échappe jamais véritablement à l'économique. Si l'économie culturelle dispose en effet d'une identité propre, elle ne peut se constituer en ignorant ou en s'opposant à l'économie. Les deux auteurs soulignent que « du point de vue l'économiste, l'art et la culture relèvent bien de la sphère économique et les artistes peuvent être considérés comme des producteurs, au même titre que de nombreux acteurs économiques ». En d'autres termes, les activités artistiques peuvent être mesurées au sein de notre société, comme toute autre activité économique, afin d'en appréhender le poids économique. Si les deux économistes argumentent clairement en faveur d'une prise en compte plus large de cette dimension économique inscrite dans toute initiative artistique, il ne s'agit pas pour autant de souscrire à la vision d'un entrepreneur culturel totalement porté sur la rentabilité. Il existe pour eux trois types de positionnement propres aux producteurs culturels et aux artistes : la recherche du profit maximum ; la recherche d'une viabilité financière ; et, enfin, le recours aux subventions. Aucune des trois logiques, quelle que soit son degré de recherche lucrative, ne peut prétendre échapper à la logique économique. À la question de savoir si l'artiste est bien un entrepreneur, les auteurs répondent : oui, pour autant qu'il y ait une activité économique de production, mais, surtout, une prise de risque.

 

L'entrepreneuriat artistique

Bien qu'il paraisse indispensable que l'entrepreneuriat se retrouve dans la pratique artistique, nous verrons à quel point cette notion est polysémique et fonction des convictions et des positions des auteurs qui l'emploient.

Sarah de Heusch, Anne Dujardin et Héléna Rajabaly, dont nous avons déjà évoqué les thèses, soutiennent que l'entrepreneuriat existe sous une forme bien particulière dans le secteur artistique. Elles rejoignent par là les idées de Menger qui entendait dissocier l'entrepreneuriat « classique » de l'entrepreneuriat artistique. Voici ce que les auteures proposent comme facteurs distinctifs :

« La particularité des entrepreneurs dans le secteur artistique tient en effet à plusieurs éléments. Tout d'abord, ils produisent des biens "culturels", qui s'inscrivent dans un marché distinct du marché "classique" ; d'autre part, ce sont souvent des personnes motivées par l'objet même de leur activité et par son aspect créatif, sans nécessairement en attendre un retour direct en termes de rétributions ».

Preuve de la filiation entre les travaux de Menger et les contributions de ses trois chercheuses, Menger est mentionné dans la bibliographie ; leurs conclusions débouchent en effet sur le même constat : l'entrepreneuriat est possible, voire nécessaire, mais sous une forme adaptée, singulière.

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