L'artiste a-t-il le droit de se soustraire à la réalité économique ?
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La notion d'entrepreneuriat semble aller de soi. Pourtant, son utilisation dans des domaines divers, tels que l'art, implique de s'interroger sur la nature même de l'entrepreneuriat : est-ce une stratégie, une attitude, une philosophie, l'inscription dans un champ différent ? Comment dès lors appréhender la notion d'entrepreneuriat artistique ?

 

Freins à la mise en place d'une culture entrepreneuriale dans le champ artistique

Une première manière d'appréhender la perception par les acteurs artistiques de l'entrepreneuriat serait de faire le point sur les possibles difficultés à imposer ce modèle dans le champ de l'activité artistique, des points de vue social, économique et culturel.

Le premier frein, que nous avons esquissé dans le premier article de ce dossier, est la vision d'un artiste insoumis, indépendant et imperméable à toute contingence extérieure. Cette conception romantique de l'artiste « poète maudit » n'est certainement plus si forte de nos jours, ce qui ne l'empêche pas de trouver un écho dans l'esprit de la plupart des acteurs du champ artistique. Un art qui s'occuperait de rentabilité ou de commercialisation est un art qui perdrait de vue son objectif premier, à savoir produire des œuvres. Cette conviction a été nettement renforcée par la mise en place dans nos sociétés d'une économie culturelle régie par un système de subventions et d'aides publiques dès l'après guerre. Ces subventions garantissant jusqu'à l'existence même d'une multitude de formes artistiques – théâtre, danse, opéra... –, il est dès lors aisé de généraliser cette dynamique à l'ensemble des arts.

Cette première réticence – probablement la plus importante – en dit déjà beaucoup sur la vision de l'entrepreneuriat qu'ont la majorité des artistes : le monde de l'économie pure, de la rentabilité, de la recherche du profit, de la marchandisation et du consumérisme. L'artistique serait de ce point de vue l'un des derniers remparts contre le capitalisme sauvage promu par nos sociétés occidentales. Sandrino Graceffa, président de SMartFR, établit un état des lieux éloquent :

« La persistance de la figure romantique de l'artiste maudit qui a émergé au 19e siècle constitue encore aujourd'hui un véritable frein culturel à la reconnaissance des professions artistique. Nous nous heurtons à des images archétypales, selon lesquelles le véritable artiste serait toujours à la fois génie, précurseur et maudit : un marginal, vivant en dehors des systèmes établis, doué d'un talent inné et visionnaire mais banni de toute réussite économique puisqu'incompris de ses contemporains. [...] La marchandisation est souvent appréhendée comme un renoncement immoral à la pureté de l'acte créatif. Les expressions de "vendre son âme au diable" ou "réaliser un travail alimentaire", dans ce cadre, témoignent de la difficile relation de l'artiste à l'argent ».

D'un point de vue microéconomique, les œuvres artistiques doivent être exemptes de toute considération financière. D'un point de vue macroéconomique, la production culturelle doit pouvoir être garantie et régulée par le financement des pouvoirs publics. Nous verrons pourtant comment la mise en place de démarches entrepreneuriales ne signifie pas nécessairement « vendre son âme au diable » ; l'entrepreneuriat ne se réduisant pas seulement à sa seule dimension économique.

Ces prédispositions, système de pensées et d'habitudes que l'on pourrait qualifier d'habitus au sens bourdieusien du terme, trouvent aussi leur origine dans le domaine de l'enseignement artistique. Giep Hagoort, professeur en art et économie à l'Université d'Utrecht, dans son texte « L'enseignement de l'entrepreneuriat culturel », met en évidence  à quel point l'enseignement artistique reste hermétique aux questions entrepreneuriales et économiques :

« La question primordiale est la suivante : les formations artistiques sont-elles prêtes à devenir interdisciplinaires et à combiner l'art - notamment à des concepts issus du management ? Le problème est que la plupart des formations ne maîtrisent pas cette discipline et que si des cours en entrepreneuriat existent déjà, ils sont essentiellement donnés en marge du programme, par des professeurs invités ».

Ce manque d'implication, volontaire ou non, de la part des écoles artistiques dans les problématiques concrètes de la pratique artistique a deux conséquences : premièrement, les artistes récemment diplômés ne se soucient que très peu de faire face aux implications économiques et financières du métier – avec pour possible conséquence d'y être insensibles – et sont du coup démunis face à la question du « comment vivre de son art ». La situation est d'autant plus complexe que certains étudiants ne demandent pas mieux que d'avoir davantage de compétences dans les domaines économiques, comme le souligne Giep Hagoort. Pourtant, une majorité d'entre eux perçoivent toujours leur art comme une forme pure et indépendante de toute question pratique. Arjo Klamerrelate un exemple édifiant de cette dynamique de désintérêt des écoles etpar extension, des étudiants :

« Tandis qu'un certain nombre d'artistes [...] arrivent à brasser d'importantes sommes d'argent, les autres doivent, dans leur grande majorité, se contenter de moins que le salaire minimal. On a parfois l'impression qu'ils ne se soucient pas des rentrées financières. C'est ce qui m'a encore frappé lors d'une rencontre avec des étudiants de l'école des beaux-arts de Rotterdam [...]. On m'avait demandé d'aborder la perspective de l'économie de la culture. Les étudiants ont écouté avec attention la présentation passionnée qu'un artiste a faite de son œuvre, puis ils se sont intéressés de plus près au sens de cette œuvre [...]. L'idée m'intriguait mais, invité pour m'exprimer en tant qu'économiste de la culture, je ne pouvais pas laisser passer l'occasion de demander ce que ce travail rapportait sur le plan financier. C'était manifestement la question à ne pas poser. J'ai pourtant insisté. Combien gagnait-il par an grâce à son art ? 20 000 euros ? 10 000 euros ? Moins ? À contrecœur, il finit par admettre que cela ne lui avait pas rapporté plus de quelques centaines d'euros. Enfin, peut-être, il n'en était même pas sûr. De toute façon, ça n'avait aucune importance. Les étudiants hochèrent la tête avec conviction ».

Quelques écoles, dont la Haute École des beaux-arts de Utrecht, mettent en place des programmes faisant la part belle aux implications économiques, financières et entrepreneuriales du travail artistique. Le chemin est encore long pour changer les consciences mais nul doute qu'une réforme de l'enseignement artistique est nécessaire pour former les artistes à la pratique de leur art, mais aussi à la subsistance économique.

Même s'il nécessaire incontestablement pour les protagonistes du secteur artistique de faire preuve d'une plus grande ouverture envers les prises de position et les stratégies entrepreneuriales, il n'empêche que l'économie ne peut s'insérer « telle quelle » dans le champ artistique. D'autres valeurs sous-tendent l'art, la circulation des œuvres et les prises de position des artistes. C'est ce qu'Arjo Klamer met en évidence :

« Après avoir travaillé pendant des années en tant qu'économiste dans le secteur des arts, j'ai pris conscience des limites du vocabulaire économique courant. En enseignant à des artistes des concepts économiques fondamentaux tels que le marché, le produit, le prix, l'efficacité et le profit, je ne tenais pas compte de leur réalité. Ce langage est tout simplement inopérant dans un domaine comme l'art ».

L'économiste va tenter de dresser les contours propres à une économie de la culture, régie par des valeurs particulières. L'idéal de la qualité est placé au-dessus de celui de la quantité : au lieu de viser des bénéfices, un chiffre d'affaires, on tendra plutôt vers la réalisation d'un projet, d'une œuvre...). Ensuite, cette économie se caractérise par sa volonté de réalisation de valeurs culturelles, sociales et sociétales. Enfin, la culture se veut aussi porteuse de la valorisation de changements de valeurs : amener un public vers de nouvelles œuvres, etc. L'idée d'une économie basée sur la culture et adaptée à celle-ci est primordiale,  et annonce la volonté de créer un véritable « entrepreneuriat artistique ».

 


 

 

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