L'artiste a-t-il le droit de se soustraire à la réalité économique ?

Dans son texte « Sur la relation entre le métier d'artiste et l'entrepreneuriat », Marc Ruyters entend souligner une différence fondamentale entre la figure de l'entrepreneur et celle de l'artiste, axée sur l'idée de production de l'objet/œuvre :

« L'artiste est celui qui réalise ce qui n'est pas censé l'être, il esquisse un concept que personne n'a demandé, affirme une proposition qui n'est encore venue à l'esprit de personne. L'artiste ne commence pas à se demander ce que ses contemporains veulent avoir, entendre, voir, expérimenter. Voilà une différence essentielle avec l'entrepreneur, qui vérifie d'abord, par des études de marché, le marketing, la publicité et d'autres outils commerciaux, s'il existe bien une demande pour le produit qu'il se propose de réaliser et de vendre (ou si cette demande peut être suscitée) ».

L'apanage de l'artiste est donc aux yeux de Ruyters une créativité relativement désintéressée, propre à un geste artistique qui n'a d'autre finalité que sa propre réalisation. On ne peut s'empêcher de retrouver dans ces termes la position que critiquent justement la plupart des auteurs de l'ouvrage, à savoir la doctrine de « l'art pour l'art ». Marc Ruyters prône donc le mariage de deux éléments a priori distincts, mais qui peuvent néanmoins se compléter.

Dirk De Corte est porteur d'une autre vision des relations entrepreneur-artiste. Ce consultant et coach en management s'arme des théories de l'économiste Schumpeter pour mettre en évidence que l'entrepreneuriat artistique n'est pas aussi particulier qu'il n'y paraît à première vue :

« L'entrepreneuriat artistique est beaucoup moins spécifique qu'on ne le suppose souvent. Bon nombre de problèmes auxquels l'artiste est confronté sont essentiellement les mêmes que ceux de tout autre entrepreneur. La créativité, le désir et la nécessité d'innover ainsi que la faculté de repousser les limites forment des conditions tout aussi importantes et nécessaires au succès d'une entreprise en dehors du secteur des arts ».

Si l'objet de l'entrepreneuriat artistique, une « matière première constituée par la culture et l'art », est particulier, les modalités entrepreneuriales restent, selon De Corte, identiques. Celles-ci sont caractérisées, dans l'économie dure autant que dans le secteur artistique, par l'innovation, la prise de risque, le comportement adaptatif et le comportement créatif. L'auteur insiste sur le fait que l'une des raisons de la séparation entre art et économie se trouve dans la méconnaissance par les artistes du monde de l'économie dure. La spécificité de l'entrepreneuriat artistique ne doit pas être surestimée de sorte que son rapprochement avec l'Unternehmergeist, cet esprit d'entreprise cher à Schumpeter, soit facilité.

Représentant d'une autre manière de concevoir l'entrepreneuriat dans le champ artistique, Sandrino Graceffa, président de SMartFR déjà évoqué dans ces lignes, préfère, pour désigner les possibles caractéristiques entrepreneuriales de l'artiste, la formule « l'artiste créateur de son propre emploi ». Le concept d'entrepreneur renvoie pour lui à une réalité économique, juridique, sociale et culturelle qui ne correspond pas au statut de l'artiste.

On le voit, il n'existe pas de consensus autour de la notion d'entrepreneuriat artistique, loin s'en faut. Annick Schramme souligne cette situation en dénombrant les principales conceptions de l'entrepreneuriat artistique et culturel : les tenants d'une opposition art -économie, le premier étant basé sur la recherche esthétique et le second sur la recherche du profit ; ceux qui considèrent que l'artiste est entrepreneur par nature ; les penseurs vantant les mérites de l'entrepreneuriat pour l'amélioration des conditions de vie des artistes ; les auteurs qui assimilent l'entrepreneuriat à une manière de penser, d'être au monde (la prise d'initiative, l'adaptation, etc.) ; et, enfin, ceux qui entendent établir des ponts entre le monde de l'argent et l'art, via le mécénat, l'autofinancement, les partenariats. On reconnaît dans ces catégories bon nombre de positionnements que nous avons passés en revue, preuve que l'entrepreneuriat artistique est une réalité aux contours multiples.

 

L'artiste a-t-il le droit de se soustraire à la réalité économique ?

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Que l'attachement aux valeurs entrepreneuriales relève d'un idéal financier, philosophique, comportemental ou macroéconomique, une question plus latente semble traverser l'ouvrage : l'artiste peut-il - voire, a-t-il le droit - de se soustraire à l'économique ?

Si cette question semble constituer l'un des fils conducteurs implicites de l'ouvrage, deux auteurs abordent néanmoins la question. Bart Caron, député Groen au Parlement flamand, s'interroge ouvertement :

« Un artiste devrait en fait être le moins possible entravé par des tâches ou des problèmes administratifs ou commerciaux. Ces aspects commerciaux, qui sont propres à l'entrepreneuriat, peuvent constituer de sérieux obstacles au processus artistique, ou être démotivants et empêcher toute nouvelle création. C'est certainement vrai, mais la question est de savoir si un artiste a la possibilité ou le droit de se soustraire à ces obligations commerciales. Sa qualité constitue-t-elle une raison suffisante pour cela ? Pourquoi un artiste aurait-il le droit de s'y soustraire et pas un plombier ? ».

L'homme politique évoque le principe du droit de l'artiste, mais aussi de ses obligations, sans pour autant prendre position par rapport à un débat extrêmement sensible et épineux. Cette notion de droits et d'obligations est aussi invoquée par Jef Van Langendonck au sujet de la place de l'artiste dans la sécurité sociale. Ce dernier argue que l'artiste ne peut disposer d'un statut particulier au sein de nos sociétés. Lui accorder un statut privilégié reviendrait à aller à l'encontre des principes d'impartialité et de non-discrimination.

La place que peuvent et doivent occuper les artistes dans nos sociétés est sujette à débats. L'artiste se voit tantôt confiné aux bords de la société et tantôt placé au centre de celle-ci. Au-delà des divergences, nous voyons néanmoins comment les différents théoriciens, acteurs culturels et artistes plaident pour une plus grande maitrise par l'artiste des paramètres pouvant concourir à sa survie matérielle et artistique.

 

 

Kevin Jacquet
Février 2012 

 

 


 

Illustration : Lisa Matthys. Reproduite ici avec l'aimable autorisation de l'artiste.

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