L'activité artistique est-elle une activité économique ?

... mais qui ne date pas d'hier

D'aucuns considèrent artificielle, voire dangereuse, la rencontre entre art et économie. Pourtant, l'idée d'une culture fortement subventionnée par les pouvoirs publics est un développement assez récent dans l'histoire de nos sociétés. Différents auteurs s'attachent à montrer comment des figures artistiques ont adroitement mêlé réalisation d'œuvres et conscience économique au cours de l'histoire. Annick Schramme de l'Université d'Anvers mentionne par exemple les écrivains professionnels de la fin du 19e siècle : Dumas, Balzac, Hugo ou Dickens. La contribution la plus forte dans ce sens vient de Thomas Leysen, président de la Fédération des entreprises belges, dans son texte « Culture et entrepreneuriat : une vision personnelle » Après avoir brièvement mentionné les peintres Lucas Cranach et Albrecht Dürer, Leysen se concentre plus longuement sur la figure de Rubens :

« C'est toutefois dans la personne de Pierre-Paul Rubens que l'on rencontre à Anvers la synthèse ultime entre le génie artistique et l'entrepreneuriat créatif. Aucun autre artiste avant lui n'a su combiner d'une telle manière une maîtrise artistique et une profonde érudition avec un engagement social poussé, mais aussi l'acquisition d'une aisance matérielle considérable ».

Peintre, collectionneur d'art, intellectuel, diplomate, Rubens a réussi à prospérer aussi bien en tant qu'artiste qu'en tant qu'homme social et économique. Annick Shramme relate d'ailleurs cette anecdote intéressante : « Sur le portique de la maison de Rubens, place Wapper à Anvers, on peut lire le message adressé par Rubens à ses visiteurs : l'économie et les arts marchent de concert, raison pour laquelle les statues de Mercure et d'Athéna se dressent à cet endroit ».

Ces différents exemples permettent de réconcilier l'idée de l'artistique diamétralement opposé à l'économique. Bon nombre d'artistes se refusent aujourd'hui à « commercialiser » leurs œuvres, considérant que toute réflexion économique sur leur art ne pourra que l'entacher. La vision romantique de l'artiste maudit, détaché des contingences économiques, sociales et politiques, y est pour quelque chose. Consommée au 19e siècle, cette rupture entre art et économie a été nettement favorisée par le romantisme, période durant laquelle l'artiste pratique son art de manière de plus en plus autonome. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la politique culturelle européenne contribue à marquer davantage encore la rupture entre art et économie. La culture est vue comme l'une des prérogatives de l'État-providence. Centrés sur la production de leurs œuvres, une majorité d'artistes continuent à pratiquer leur art sans réel ancrage sociétal, en se reposant notamment sur la doctrine de « l'art pour l'art ».

Les changements récemment survenus en Occident montrent cependant qu'un changement d'attitude et de positionnement est nécessaire de la part des artistes s'ils veulent pouvoir continuer à vivre de leur art. Thomas Leysens résume cette situation avec éloquence :

« Je suis en effet convaincu qu'en ce début de 21e siècle, la culture et l'entrepreneuriat doivent trouver de nouvelles formes de collaboration. Au cours des dernières décennies, les pouvoirs publics ont pu mettre de plus en plus de moyens financiers à la disposition du secteur de la culture. En Flandre, ces subsides ont permis une vie théâtrale riche, le développement de nouveaux centres culturels et de nouvelles salles de concert, la renaissance de nos opéras, ainsi que la création ou la modernisation de toute une série de musées (les cathédrales de notre temps) et une foule d'investissements nécessaires à la conservation de notre patrimoine. Mais à l'heure où les États européens ploient sous le fardeau d'une dette excessive et qu'ils sont confrontés à une croissance économique plus lente que dans les années d'or, les budgets alloués à la culture devraient rester sous pression pendant une longue période encore ».

 

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Une voie possible : l'entrepreneuriat

Différents artistes et acteurs culturels, totalement intégrés à cette dynamique du « travail par projet », expriment leur désir d'assumer des responsabilités entrepreneuriales. Viviane Vanfleteren, productrice de films, qui a créé une S.A. pour étendre ses activités, souligne à quel point la dynamique du projet peut immobiliser l'action du producteur culturel :

« On peut travailler projet par projet mais alors, on reste petit. [...] Cette structure d'entreprise me permet de réaliser mes projets. On est bien obligé de créer une société, car seule une personne morale peut demander des subsides ».

Vincent Buss, alias DJ Prinz, commente en des termes similaires la création de son propre label de disques, sous la forme d'une SPRL :

« Autant le dire tout de suite et sans détours : la vie pépère d'antanest bel et bien finie. Il faut travailler dur, investir beaucoup de temps et d'énergie dans son projet et assumer de nombreuses responsabilités. Après le lancement de la société, j'ai un peu paniqué. Mais le fait de développer une telle structure vous donne du même coup une crédibilité accrue dans toutes sortes de domaines. Elle m'a apporté une certaine plus-value en tant qu'artiste ».

Pour Paul Dikker, artiste plasticien, l'entrepreneuriat s'est révélé être une étape importante de son développement personnel et professionnel, en apprenant la façon de « penser différemment, de penser en dehors des sentiers battus ».

La dimension financière, on l'a vu, reste taboue dans le monde artistique. L'art devra pourtant changer de cap, afin de relever les défis posés par les brusques changements économiques et politiques survenus et à venir.

L'entrepreneuriat peut-il constituer une réponse à cette nécessité ? Quels sont les éléments constitutifs de l'entrepreneuriat et comment ceux-ci peuvent-ils se fondre dans le champ culturel et artistique ?


Kevin Jacquet

 



Illustrations : Lisa Matthys. Reproduites ici avec l'aimable autorisation de l'artiste

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