Shuntarô Tanikawa

Les mots n'ont pas été détruits

Shuntarô Tanikawa (1931-) est un rebelle de la poésie d'après-guerre que le Japon a découvert avec beaucoup d'étonnement. Il est également connu comme excellent traducteur de la littérature de jeunesse et comme scénariste de pièces de théâtre et de documentaires télévisés. En ce début  du 21e siècle, le public japonais a tendance à oublier que ce poète à multiples facettes vient de fêter son 80e printemps – en effet, ce chasseur d'images infatigable ne laisse pas paraître que trois quarts de siècle l'ont traversé. Le rythme de sa production et sa volonté de partage ne connaissent aucune diminution et aujourd'hui, surtout après le grand tremblement de terre qui a secoué le pays en mars 2011, les Japonais ont plus que jamais besoin de ses mots. Portrait d'un étonnant phénomène poétique du Japon, qui écrit pour les grands et pour les petits et en particulier, pour les grands qui gardent un pied chez les petits.

Apparition comme un météore - Solitude de deux milliards d'années lumière (1952)

Né à Tokyo en 1931, Shuntarô Tanikawa, le fils unique du célèbre philosophe Tetsuzo Tanikawa, a grandi dans un environnement qui lui permet de s'épanouir librement. À 18 ans, il semble avoir trouvé sa voie et un an après, en 1950, ses premiers textes poétiques paraissent dans une revue prestigieuse Bungakukai, grâce à l'appui de Tatsuji Miyoshi, poète contemporain de renom. L'année 1952 voit la parution de son premier recueil de poèmes, le légendaire Solitude de deux milliards d'années lumière. Son mentor Tatsuji Miyoshi, dans la préface qu'il a composée pour ce recueil, présente au lecteur ce jeune poète « longtemps attendu » :

はるかな国から ― 序にかえて 

この若者は
意外に遠くからやつてきた
してその遠いどこかから
彼は昨日発つてきた

[…]

霜の厳しい冬の朝
突忽と微笑をたたえて
我らに来るものがある

[…]

一九五一年
穴ぼこだらけの東京に
若者らしく哀切に
悲哀に於いて快活に
― げに快活に思ひあまつた嘆息に
ときにくさめを放つのだこの若者は
ああこの若者は
冬のさなかに長らく待たれたものとして
突忽とはるかな国からやつてきた

(三好達治、1952年)

D'un pays lointain - à titre d'une préface

Ce jeune homme
est venu de loin – plus loin que l'on ne pense
Il vient de partir de cet endroit lointain
Juste hier

[...]

Un matin d'hiver où il gela très fort
soudainement, avec un sourire
quelqu'un vint vers nous

[...]

En 1951
à Tokyo, pleine de trous
ce jeune homme arriva
tristement, juste comme un jeune homme devait être
tristement et joyeusement
Dans son soupir qu'il n'a pas pu retenir par la joie de la jeunesse
il éternue par moment - lui, ce jeune homme-là !
Celui-ci est venu
comme celui longtemps attendu au bout d'un long et rude hiver
il est venu, soudainement, d'un pays lointain

 (Tatsuji Miyake, 1952)

Comme Miyoshi le décrit dans ce poème-préface, l'arrivée de Shuntarô Tanikawa fut un choc littéraire. Dans ses vers, le lecteur ne rencontre point de mélancolie, ni de nostalgie autobiographique, ni de rancune. L'obscurité sémantique – que les lecteurs de poèmes ont souvent tendance à interpréter comme étant « nécessaire » pour un chef-d'œuvre – n'a pas sa place ici. Le poète japonais contemporain de Tanikawa, Makoto Ôoka décrit le style de Tanikawa comme « très vif, pas du tout humide ni hyperbolique, très économique et clair comme en géométrie » et compare la caractéristique la plus significative de ses poèmes à celle d'un véhicule de haute vitesse qui traverse le temps et l'espace – une voiture, un avion et une fusée. Les mots de Tanikawa, magnifiquement aiguisés et strictement sélectionnés, tout en étant spontanés, surprennent, réveillent, stimulent et encouragent la sensibilité du lecteur. Un extrait du poème éponyme de son premier recueil attestera des qualités et des caractéristiques décrites ci-dessus.

二十億光年の孤独

人類は小さな球の上で
眠り起きそして働き
ときどき火星に仲間を欲しがつたりする

火星人は小さな球の上で
何をしてるか 僕は知らない
(或いはネリリし キルルし ハララ しているか)
それはまつたくたしかなことだ

万有引力とは
ひき合う孤独の力である

宇宙はひずんでいる
それ故みんなはもとめ合う

宇宙はどんどん膨らんでゆく
それ故みんなは不安である

二十億光年の孤独に
僕は思わずくしやみをした
(谷川俊太郎、1952年)

Tanikawa

Solitude de deux milliard d'années lumière

Nous les hommes sur cette petite balle
dormons, nous levons puis travaillons
par moment nous voulons  de la compagnie sur la planète Mars

Que font-ils ces Martiens sur leur petite balle
je n'en sais rien
(ou bien, ils font neriri, kiruru et harara ?)
Mais par moment, ils voudront de la compagnie sur la planète Terre
Ceci est tout à fait évident

La loi de la gravité
c'est la force des solitudes qui s'attirent

L'Univers est asymétrique
c'est pour cela que tout le monde se cherche
L'Univers gonfle de plus en plus vers l'extérieur
C'est pour cela que tout le monde a peur

Dans la solitude de deux milliards d'années lumière
J'éternuai - c'était plus fort que moi

(Shuntarô Tanikawa, 1951)

En décrivant la place que les hommes occupent dans l'espace cosmique, le poète nous sensibilise à la petitesse des êtres que nous sommes et à l'orgueil des hommes qui n'arrange guère la disharmonie des choses. Néanmoins, cette disharmonie ne devrait pas être nécessairement supprimée, ni corrigée, il faut voir la chose sous un autre angle – puisque c'est cette disharmonie qui rendrait encore possible les rencontres des atomes, des chocs sans doute positifs. De toute manière, nous ne pourrons pas empêcher les choses de se rencontrer. Aussi, l'éternuement du poète peut-il être accueilli comme un mouvement appréciable – puisque celui-ci brise le silence pessimiste et éclaire un moment la pensée du lecteur.

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